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Éducation : La tête, le cœur et les mains

Dernière mise à jour : 7 oct.

Traduction de l’anglais par Karine Reignier-Guerre



Il y a quelques années, j’ai eu l’honneur d’être invité à donner une conférence à la London School of Economics (LSE).

Le jour dit, un professeur est venu m’accueillir dans le hall. Nous avons discuté un moment, évoquant le contenu des cours et les différents diplômes auxquels ils préparaient.


« Y a-t-il un département spécialisé dans l’enseignement de l’écologie ? ai-je demandé.

— Nous couvrons certains sujets liés à l’environnement dans le cadre de cours liés à l’économie durable, mais nous ne disposons pas d’un véritable département consacré à l’étude de l’écologie, répondit le professeur.

— Vous savez certainement que le terme “économie” vient du grec oikonomia, qui signifie “gestion de la maison”, et que celui d’écologie, issu lui aussi du grec oikos, désigne la “connaissance de la maison”. Comment pouvez-vous gérer quelque chose que vous ne connaissez pas ? demandai-je sur le ton de la plaisanterie. Rendez-vous compte : la LSE envoie chaque année des centaines de diplômés dans le monde entier pour gérer une “maison” dont ils ignorent tout. Pas étonnant que l’économie mondiale soit en crise ! »

Le professeur a souri, visiblement amusé.


L’heure de la conférence approchait. Les étudiants et les chargés de cours avaient pris place dans le grand amphithéâtre. Je suis monté sur l’estrade et j’ai entrepris de leur expliquer pourquoi, d’après moi, l’économie dépend entièrement de l’écologie. Comme nous l’avons vu précédemment, le suffixe « éco » est issu du grec ancien οἶκος (prononcé « ékos ») qui signifie à la fois la « maison » et la « maisonnée », le lieu où nous vivons et l’endroit où nous entretenons des relations avec autrui. En ce sens, notre maison ne se limite pas au bâtiment où nous dormons, où nous mangeons et où nous prenons soin de notre famille.


Le seul moyen de comprendre la nature, c’est d’en faire l’expérience – autrement dit : de s’immerger en elle pour apprendre à son contact.

Pour les philosophes grecs, la notion de maisonnée s’étend bien au-delà de nos quatre murs : elle comprend notre voisinage, notre ville, notre pays, notre continent et même la planète entière. Car toutes les espèces qui vivent sur la terre sont liées entre elles. Nous sommes faits de la même matière, et nous avons évolué ensemble. L’étude de nos relations et de nos liens réciproques constitue ce que nous appelons l’écologie. […]


Nul ne peut réellement étudier l’écologie ou l’environnement en lisant un manuel, en regardant un film ou en surfant sur internet. Le seul moyen de comprendre la nature, c’est d’en faire l’expérience – autrement dit : de s’immerger en elle pour apprendre à son contact.


Quand nous avons ouvert l’école à Hartland, j’ai annoncé aux élèves qu’ils apprendraient à faire du pain, à planter des choux et des concombres avant d’aborder la théorie de l’évolution et le théâtre de Shakespeare. « J’ai beaucoup de respect pour les sciences naturelles et la poésie, mais elles ne peuvent pas, et ne devraient pas, se substituer à la découverte de la vie – et surtout, de son mode d’emploi. Les enseignants et les parents ont perdu le sens de la globalité et de l’unicité : les principes et les valeurs éducatives sont disparates et peu reliés les uns aux autres.

Pour rétablir une forme de cohérence, nous vous proposerons de faire travailler votre tête, votre cœur et vos mains – autrement dit : de développer votre aptitude à réfléchir, à ressentir et à construire. Une bonne éducation est celle qui vous aide à découvrir qui vous êtes afin de faire émerger votre vraie personnalité. »

Le système éducatif actuel consiste à tout miser sur la tête, peu sur le cœur et rien sur les mains. Les dirigeants politiques de nos pays tiennent à préparer nos enfants à l’économie du savoir en leur apprenant à maîtriser les technologies de l’information dès l’école primaire. Ils semblent persuadés que le cerveau est le maître mot de l’enseignement : c’est à lui que doivent s’adresser les enseignants afin de le remplir de compétences et de connaissances utiles. L’école n’a qu’un seul but : préparer les enfants à la compétition qui les attend dans un monde gouverné par de puissantes corporations, des banques, des administrations et des institutions financières. Résultat : les étudiants qui sortent des grandes écoles et des universités ne savent rien construire, façonner, planter, cuisiner ou réparer. Et pourquoi s’en soucieraient-ils ? Ce genre d’activités manuelles ne les concerne pas : elles sont prises en charge au Vietnam, en Chine, au Maroc ou ailleurs par des paysans et des ouvriers dénués d’instruction.


Quelle sorte d’avenir sommes-nous en train de préparer pour les générations futures ? Notre passé colonial et la perspicacité avec laquelle nous gérons nos capitaux nous permettent de bénéficier, pour le moment, d’une excellente qualité de vie, mais sur le long terme, l’économie du savoir et les technologies de l’information ne suffiront plus à assurer notre bien-être et la stabilité de la société : il nous faudra mobiliser des compétences manuelles tout en redonnant leur dignité aux artisans, aux petits producteurs, aux créateurs, aux constructeurs et aux ouvriers – en espérant qu’il en demeure quelques-uns. Pour l’heure, la civilisation moderne semble s’attacher à les faire disparaître au profit d’une armée de consommateurs guidés par une même fièvre acheteuse.


Toute école ou université bien conçue devrait disposer de cuisines équipées et ouvertes à tous, afin que les élèves et leurs professeurs puissent préparer leurs repas ensemble. La plupart des étudiants n’ont pas appris à faire la cuisine. Qu’ils vivent seuls, en résidence universitaire ou en colocation, ils se contentent souvent de plats surgelés à bas prix achetés au supermarché du quartier. Pas étonnant que les sociétés occidentales souffrent d’un nombre croissant de pathologies liées à l’obésité et aux maladies cardio-vasculaires, sans parler des troubles mentaux, psychologiques et émotionnels qui affectent une grande partie de la population.

Dans leur immense majorité, les intendants des établissements scolaires semblent avoir pour unique souci de nourrir les élèves le moins cher et le plus rapidement possible afin qu’ils puissent retourner en classe à l’heure dite. Et certaines cantines scolaires et de nombreuses cafétérias universitaires servent salades, soupes et parts de tartes dans de la vaisselle jetable, comme si manger avec des couverts en plastique dans des assiettes en polystyrène témoignait d’une gestion efficace, économique et innovante. Peut-on imaginer pire dévoiement de ces concepts ? Quelle pitoyable dérive du vivre ensemble ! Les repas pris à l’école devraient constituer un temps fort de partage, de rassemblement et d’hommage aux fruits de la nature. Nous en sommes loin, hélas. Les élèves déjeunent vite et sans plaisir. Ils enfournent des pizzas dans leur estomac comme on remplirait un réservoir d’essence.


Toute école digne de ce nom devrait aussi considérer la cuisine et le réfectoire comme des salles de classe. Les enfants ont tant à découvrir ! En termes éducatifs, cuisiner n’est pas une perte de temps, au contraire.

Nos établissements scolaires sont tous pourvus d’une cour de récréation, mais combien d’entre eux disposent d’un terrain où faire pousser des fruits, des légumes et des fleurs ? La création d’un potager dans les écoles primaires, les collèges et les lycées devrait être obligatoire – tout comme la présence, au sein de l’équipe enseignante, de professeurs de jardinage. On devrait apprendre aux enfants à planter des salades comme on leur apprend à résoudre un problème de mathématiques ou à conjuguer un verbe à tous les temps. La terre n’est pas sale. Il faut rendre sa dignité au travail manuel et sa noblesse à l’agriculture. D’autant qu’il est excellent pour la santé de travailler en plein air ! Les élèves d’aujourd’hui passent trop de temps enfermés entre les quatre murs d’une salle de classe. Ils finissent par s’ennuyer, deviennent agités et turbulents. Pourquoi ne pas faire classe à l’extérieur – au moins une fois par jour, si ce n’est plus ?


Nos gouvernements souhaitent tous « réformer le système scolaire » : nos ministres de l’éducation s’attaquent aux rythmes, aux méthodes d’évaluation, au recrutement des enseignants, au financement et à l’administration des établissements, mais aucun d’eux n’a pensé à rendre le jardinage obligatoire ! Ce serait pourtant le meilleur moyen de combler la véritable faille d’un système éducatif désormais archaïque, dans lequel nos enfants n’ont guère l’occasion de se montrer créatifs, de construire, de planter et de faire pousser. Le potager ne fournit pas seulement des fruits et des légumes : il transmet également du savoir et des connaissances pratiques. En classe, les élèves reçoivent beaucoup d’informations, un peu de savoir et très peu de connaissances pratiques. En revanche, lorsqu’ils sont dans le potager, occupés à travailler de leurs mains en compagnie de leurs camarades et de leur professeur (comme dans la cuisine, d’ailleurs), ils reçoivent en même temps un savoir théorique et des connaissances pratiques.


L’école devrait remplacer les trois axes (lecture, écriture et arithmétique) par la tête, le cœur et les mains.

L’énergie des mains

Notre système éducatif valorise essentiellement le travail des idées, des théories, des concepts. Or, sans pratique, la meilleure des théories reste cantonnée à l’intérieur de nos crânes. Nous avons besoin de faire usage de nos mains pour donner du sens à notre vie quotidienne. L’énergie humaine n’est-elle pas la plus importante source d’énergie renouvelable de la planète ? Lorsqu’il s’agit d’énumérer les différentes sources d’énergie renouvelable, les écologistes citent le vent, l’eau et le soleil, mais rarement notre force musculaire. Nous sommes pourtant près de huit milliards sur cette planète ! Bien qu’abondante, l’énergie humaine est souvent inexploitée, négligée ou dédaignée. Si nos écoles et nos universités expliquaient à leurs élèves comment utiliser leur énergie musculaire pour fabriquer de l’électricité et l’utiliser avec modération, notre système économique serait moins dépendant des énergies fossiles. N’est-il pas réjouissant de penser que le travail manuel nous maintient en bonne santé, nous rend heureux et nous permet d’économiser de l’énergie ? À l’heure où nous sommes invités à modifier notre mode de vie afin d’interrompre le réchauffement climatique et de nous préparer à la raréfaction des énergies fossiles, ne serait-il pas judicieux de se tourner vers des sources d’énergie plus locales, plus individuelles et parfaitement renouvelables ? Or quoi de plus renouvelable que l’énergie humaine ? Multiple et inépuisable, elle dépend cependant de notre alimentation. Aussi faut-il l’employer en priorité dans nos champs et nos potagers : plus nous ferons pousser de légumes, de fruits et de céréales, plus nous augmenterons nos réserves d’énergie humaine. Créer un jardin potager dans chaque école n’est donc pas une idée fantaisiste, mais un impératif en matière d’économie durable.



L’éducation du cœur

Qu’appelle-t-on les qualités de cœur ? Si chacun les définit à sa façon, nous nous accordons généralement à dire qu’une personne détentrice de telles qualités sait se montrer respectueuse, reconnaissante, généreuse, attentive et affectueuse ; elle ne craint pas ses émotions ni ses sentiments ; elle parvient à gérer ses angoisses et ses doutes sans peser sur son entourage. À l’école, les instituteurs n’ont pas le temps d’inviter leurs élèves à développer ces qualités. Pourtant, il est aussi important de savoir accueillir ses émotions que d’apprendre le français, les mathématiques, l’histoire et la physique. À l’âge adulte, certains d’entre nous en savent plus sur Darwin et Descartes, Molière et Marx, Shakespeare et Charlemagne que sur la manière de se comporter en société, en couple ou envers la nature : ils ne sont pas enclins au respect, à la compassion ou à la gratitude, et ne cherchent pas à protéger la terre, les animaux, les forêts, ni même les hommes, des dangers qui les menacent.

Notre incapacité à enseigner les qualités de cœur constitue un grave manquement à nos devoirs d’éducateurs. Pour y remédier, il faudrait inciter l’école à faire sa révolution – rien de moins. Elle devrait remplacer les trois axes (lecture, écriture et arithmétique) par la tête, le cœur et les mains. Ce ne serait pas une révolution complexe ni violente : il suffirait d’un changement dans l’ordre des priorités pour que l’éducation que nous dispensons à nos enfants soit enfin complète, polyvalente et holistique. En mettant l’accent sur la tête, le cœur et les mains, nous ferions un grand pas vers le bien-être de chacun, mais aussi de chaque communauté, de chaque pays et de la planète tout entière.

Si l’enseignant accordait une importance égale à ce que ses élèves font avec leur tête, avec leur cœur et avec leurs mains, il développerait au sein de sa classe une culture de l’entraide, de la coopération et de la solidarité. Car nos cœurs s’ouvrent et nos mains se tendent vers autrui et vers la nature.


Extrait de: "Pour une écologie spirituelle" ©Belfond, Collection L’Esprit d’ouverture, 2018.



Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°8 (Automne 2018)

 

©Bill Ellzey

Né en Inde en 1936, Satish Kumar s’installe en Angleterre au début des années 1970. Ancien moine jaïn, militant écologiste et éditeur, il a mené de nombreux projets éducatifs basés sur un développement spirituel et environnemental. Il a eu la gentillesse de répondre à nos questions sur cette transmission envers les enfants et les plus jeunes.



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