Par Pema Chödrön
Travailler avec les émotions dans la pratique de la méditation est un sujet important à mes yeux. Très souvent, nos pensées sont plutôt légères et discursives.
Nous pensons : « Que vais-je manger pour le déjeuner ? » ou : « Ai-je pensé à faire tourner le lave-vaisselle ce matin ? » Parfois, nous avons des idées on ne peut plus étranges. Peut-être vous souvenez-vous de votre grand-mère en train de manger des
oignons crus. D’où vient ce genre de pensées ?
Parfois, ces pensées vous entraînent très loin. Souvent. Mais très souvent, elles ne sont pas chargées de beaucoup d’émotion. Ces petites pensées qui traversent votre esprit vont et viennent, comme des courants d’air. Vous pouvez vous retrouver totalement absorbé par ce monde imaginaire, mais d’un autre côté, c’est quelque chose d’assez léger. Lorsque vous prenez conscience que vous pensez, vous dites « penser ». Vous laissez les pensées s’éloigner, et vous vous retrouvez dans l’instant présent.
Peut-être cela ne dure-t-il qu’une demi-seconde.
Mais si vous restez assis plus longtemps, et plus longtemps vous resterez assis, alors, inexorablement, les souvenirs douloureux vont davantage remonter à la surface. Soudain, vous luttez contre ce que vous ressentez et vous êtes assailli d’émotions.
Nous vivons tous des expériences émotionnelles qui nous semblent terrifiantes, et pour connaître notre état naturel, nous devons être prêts à être confrontés à ces émotions – pour pouvoir connaître notre ego et la façon dont nous nous y accrochons. Cela peut sembler troublant et négatif, ou même dément. La plupart d’entre nous, de façon consciente ou non, aimeraient que la méditation soit une séance de détente pendant laquelle nous n’avons pas à nous rapporter à quoi que ce soit de désagréable. En fait, nombreux sont ceux qui croient, à tort, que c’est en cela que consiste la méditation. Ils croient que la méditation se rapporte à tout, sauf aux choses désagréables. Et si vous êtes confronté à quelque chose de désagréable, il vous suffit de lui apposer l’étiquette de « penser » et de l’écarter ou de lui donner un coup sur la tête avec un maillet. Lorsque vous ressentez le moindre soupçon de panique à l’idée que vous êtes sur le point de vivre quelque chose de désagréable, vous vous servez de l’étiquette « penser » comme d’un moyen pour le réprimer, et vous revenez aussitôt à l’objet de méditation, en espérant ne jamais devoir vous aventurer dans ces contrées déplaisantes.
Ponlop Rinpoché disait : « Dans le processus au cours duquel nous découvrons notre nature de Bouddha, ainsi que la qualité de notre esprit libre de toute fixation, nous devons être prêts à nous salir les mains. » En d’autres termes, il disait que nous devons être prêts à travailler avec nos émotions dérangeantes, celles qui nous semblent totalement sombres.
Mais Ponlop Rinpoché a ajouté une chose réellement très importante à cette déclaration. Il disait que si nous ne sommes pas en prise directe avec nos émotions, nous ne pouvons jamais accéder au cœur de la nature de Bouddha. Nous ne pouvons jamais entendre le message d’éveil. La seule façon d’en sortir, pour ainsi dire, est d’y pénétrer et d’en faire l’expérience. Mais que veut dire « faire l’expérience de nos émotions » ? Comment pouvons-nous faire l’expérience de cette chose négative, dérangeante et troublante que nous évitons en général ? Comment nous salir les mains avec nos émotions ?
La nature de Bouddha et l’état naturel ne sont pas constitués uniquement d’émotions douces et heureuses ; la nature de Bouddha inclut tout. C’est le calme, le trouble, l’agitation et la tranquillité : c’est le doux et l’amer, le confortable et l’inconfortable.
Selon Ponlop Rinpoché, « c’est seulement en goûtant à votre expérience des émotions que vous pourrez goûter à l’éveil ». La nature de Bouddha et l’état naturel ne sont pas constitués uniquement d’émotions douces et heureuses ; la nature de Bouddha inclut tout. C’est le calme, le trouble, l’agitation et la tranquillité : c’est le doux et l’amer, le confortable et l’inconfortable. La nature de Bouddha inclut l’ouverture à toutes ces choses, et c’est parmi elles qu’on la trouve. Comme nous avons une perception dualiste des choses et que nous pensons que tout est noir ou blanc, nous qualifions les choses de « bien » ou de « mal » et nous nous fermons lorsque nous sommes confrontés à une énergie intense. Nous associons cette énergie à différentes pensées – des souvenirs du passé ou des projections imaginaires liées à l’avenir –, c’est alors que cette chose indescriptible se produit, que nous appelons « ressentir une émotion ». Les émotions, par essence, sont seulement de l’énergie pure, mais à cause de notre perception dualiste, nous identifions l’émotion à « soi » et nous l’enfermons. L’énergie devient figée. Trungpa Rinpoché a dit un jour : « Les émotions sont constituées d’énergie (qui peut être comparée à de l’eau) et d’un processus de pensée dualiste (qui peut être comparé à un pigment ou à de la peinture). Lorsque l’énergie et la pensée se mêlent, elles deviennent des émotions vives, hautes en couleur. La pensée donne à l’énergie une localisation précise, crée une sorte de lien avec elle, ce qui rend les émotions vives et fortes.
Fondamentalement, si nos émotions sont source de malaise, pénibles et frustrantes, c’est parce que la relation que nous entretenons avec elles n’est pas très claire. »
La manière intelligente de travailler sur les émotions consiste à essayer de communiquer avec leur substance fondamentale, leur qualité abstraite, pour ainsi dire.
La qualité fondamentale des émotions, leur nature primordiale, est simplement l’énergie, les formes que prend celle-ci n’entrent pas en conflit avec elle, mais deviennent un processus naturel.
CHÖGYAM TRUNGPA RINPOCHÉ
Le mythe de la liberté et la voie de la méditation
Autrement dit, cette énergie n’est pas en soi source de problème. Nous associons toujours nos émotions à des pensées, nous avons peur de quelque chose, nous sommes en colère contre quelqu’un, nous nous sentons seuls, honteux ou concupiscents dans une relation avec nous-mêmes ou quelqu’un d’autre. Nos émotions entretiennent de nombreuses conversations mentales – d’après mon expérience, il est souvent difficile de discerner la part de pensée et la part d’émotion.
Dans n’importe quelle séance de méditation, dans n’importe quelle demi-heure de notre vie, il y a beaucoup de choses qui vont et viennent. Mais nous n’avons pas besoin de nous donner tant de mal pour mettre de l’ordre dans tout cela. Nous n’avons pas à donner autant de sens à ce qui survient, et nous n’avons pas à nous identifier aussi fortement à nos émotions. Tout ce dont nous avons besoin, c’est de nous autoriser à ressentir l’énergie – et à son tour, elle fera son chemin en nous. C’est certain. Mais nous devons ressentir l’émotion – et non penser à l’émotion.
J’évoquais la même chose à propos de la respiration : il s’agit de ressentir l’inspiration et l’expiration, d’essayer de trouver une façon d’inspirer et d’expirer sans penser au souffle, sans le conceptualiser, ni le surveiller.
Je décris souvent cette expérience comme le « ressenti » de nos émotions. Ce terme de « ressenti » n’est peut-être pas le terme adéquat pour vous. Par exemple, vous pouvez éprouver de la terreur ; vous êtes porteur d’un scénario dans lequel vous avez peur de quelque chose qui serait sur le point de se produire. Mais s’il y a un moyen d’interrompre la conversation à travers votre apprentissage de la méditation, même pour quelques instants, alors vous pouvez faire l’expérience de la terreur – une expérience non verbale. Ressentez-la. Sentez-la vous oppresser. Cela peut même aller plus loin, vous pouvez éprouver la sensation physique de la terreur : vous ressentez des picotements ou de la chaleur, une sensation de froid ou d’oppression dans la poitrine.
Une de mes premières expériences pendant lesquelles j’ai réellement ressenti une émotion était très intéressante. Je traversais une période de grand désarroi, et je ne parvenais pas à en sortir. Cela arrive fréquemment dans notre vie. La personne qui était à l’origine de ma souffrance ne risquait pas de disparaître de ma vie. Elle se trouvait dans l’abbaye où je résidais, et nous étions obligées de vivre dans une certaine promiscuité ; cela déclenchait de vieux souvenirs et des réactions conditionnées.
C’est souvent ce qui se produit avec les émotions fortes. Beaucoup restent bloquées en nous. Cela peut être totalement irrationnel. C’est comme si nous étions des chiens qui, en entendant certains sons, paniqueraient. Nous voyons une certaine expression sur un visage, quelqu’un nous traite d’une certaine manière, quelqu’un s’exprime sur un ton précis ou nous rappelle quelque chose, et de but en blanc, nous ressentons de la terreur, de la colère ou une profonde tristesse. En général, on n’en a même pas conscience, nous réagissons simplement comme nous l’avons toujours fait.
Dans ce cas précis, ce qui était déclenché était une sensation d’impuissance, parce que cette femme me détestait et ne voulait pas aborder le sujet avec moi. La situation faisait ressurgir un sentiment d’impuissance, de ne pas être capable de contrôler la situation pour régler les choses. Je ne pouvais pas la forcer à m’aimer, ni même à en parler. Il n’y avait aucune chance que mes stratégies habituelles fonctionnent, alors j’étais à la merci de cette terreur récurrente. Je la rencontrais constamment dans les couloirs, elle passait près de moi avec froideur et cela éveillait en moi ce que je ressentais comme des siècles de réflexes conditionnés et de sensations de souffrance.
Je me suis dit : « C’est l’occasion où jamais. Peut-être que si je vais vraiment au fond des choses, je ne serai plus jamais confrontée à ce problème dans cette vie, ni même dans la suivante. » Alors, une nuit, je suis allée dans la salle de méditation. Je suis restée assise toute la nuit, parce que j’étais dans un réel état de souffrance. Parfois, la douleur annihile toute pensée, vous êtes bloqué par la peine, et c’est comme si vous étiez muet à tous les niveaux. Tandis que j’étais assise, j’ai commencé à réellement ressentir ce qui se passait avec cette femme. J’ai eu cette réminiscence corporelle de l’époque où j’étais une très jeune enfant, mais ce n’était pas comme si je me rappelais une expérience traumatique
ou quelque chose de ce genre. J’ai simplement pris conscience – de façon organique – que tout mon être n’était pas destiné à éprouver ce sentiment précis. J’ai commencé à ressentir un profond sentiment d’infériorité. J’ai pris conscience que ce que je traversais était extrêmement destructeur pour mon ego.
À partir de ce ressenti, j’ai commencé à prendre conscience de la puissance des mots et du pouvoir qu’ils avaient de nous fourvoyer, des pensées qui nous trompent sur nos émotions. Nous sommes totalement égarés par nos stratégies, qui sont toujours destinées à nous éloigner du ressenti. Alors, qu’il soit question d’une de ces satanées émotions ou d’une souffrance qui touche à la structure même de notre ego comme c’était le cas pour moi, c’est avec une facilité déconcertante que nous nous retrouvons pris au piège d’un scénario ou de pensées liés à l’émotion. Et à partir de ce point, l’émotion s’exacerbe et nous asservit.
En matière d’émotions, vous devez vous salir les mains. La méditation nous permet de les ressentir, de les vivre et de les goûter pleinement. Elle nous aide à comprendre pourquoi nous agissons comme nous le faisons et pourquoi les autres font ce qu’ils font. Cette compréhension ouvre également une porte sur la nature de Bouddha et sur l’espace qui s’ouvre lorsque nous ne réprimons pas nos sentiments. Dès que j’ai réussi à m’autoriser à éprouver mes émotions, ce fut une libération.
Comme le disait Ponlop Rinpoché, « tant que vous n’aurez pas commencé à comprendre que les choses défavorables et déplaisantes devaient faire partie de votre méditation – en partie du moins –, vous ne serez jamais en mesure d’être sur la voie de l’Éveil. »
L’espace à l’intérieur de l’émotion
Voici une des phrases du livre Natural Wakefulness de Gaylon Ferguson que je préfère : « La distraction est la face cachée de l’insatisfaction. » Vous pouvez en faire vous-même l’expérience. Il n’y a rien d’aussi réel, direct et inhabituel que d’être présent, simplement avec vous-même tel que vous êtes, et vos émotions telles qu’elles sont. Aussi difficile
que cela puisse paraître, la conséquence de cet apprentissage est l’absence de lutte : ne pas rejeter votre expérience, être pleinement engagé vis-à-vis de vous-même et du monde, et être là pour les autres. Être à nouveau présent à vous-même, tel que vous êtes, a une autre conséquence : les émotions cessent de monter en puissance.
Jetez un caillou dans l’eau, que se passe-t‑il ? Des ondulations apparaissent. Si le caillou est assez gros, il peut ébranler un canot situé de l’autre côté du lac. C’est la même chose, en règle générale, lorsqu’une émotion survient et que vous reconnaissez : « Oh, je sens que je commence à m’énerver. Oh, mon cœur bat plus vite. Oh, je ressens de la peur. Oh, j’éprouve du ressentiment. » Ou simplement : « Oh, je réagis au quart de tour. »
À cet instant, lorsque vous admettez ce que vous ressentez, un espace se crée. Par l’acte même de reconnaître ce qui se produit ou en étant suffisamment présent ou conscient, vous trouvez cet espace grâce auquel vous avez la capacité de choisir comment vous allez réagir. Vous pouvez soit rester présent à ce que vous ressentez – avec l’intensité ou la nervosité de l’émotion –, soit partir à la dérive. Vous pouvez être pris dans la spirale et vous laisser emporter, ce qui provoque le début d’une réaction en chaîne de la souffrance. Cela déclenche une réaction en chaîne semblable aux ondulations provoquées par le caillou. Par conséquent, dans la méditation, nous nous entraînons à laisser le caillou – l’émotion – tomber sans provoquer d’ondulations. Vous restez
présent vis-à-vis de votre émotion au lieu de vous en détourner par votre réaction automatique, une réaction habituelle pour vous, depuis des années.
Et croyez-moi, deux secondes passées à faire une chose aussi radicale, aussi inhabituelle, à ne pas déclencher la réaction en chaîne, vous ouvrent à une plus grande conscience et opèrent ainsi un changement décisif dans votre vie. Si vous ne rejetez pas vos émotions, elles deviennent vos amies et votre soutien. Vous pouvez vous appuyer sur votre rage, qui vous aide à vous stabiliser, et votre esprit peut revenir à son état d’ouverture naturel. Les émotions deviennent votre soutien et vous permettent d’atteindre la pleine conscience. Ce qui était auparavant un ogre dans votre vie a le pouvoir de vous emporter, mais cela peut aussi devenir votre ami et votre soutien. C’est une façon tout à fait nouvelle de vivre, une façon entièrement différente de voir la même chose.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°2 (Printemps 2017)
Extrait de Comment Méditer (Titre original : "How To Meditate")
Traduit de l’anglais par Véronique Gourdon © 2014, Le Courrier du Livre
Pema Chödrön est nonne et enseignante dans la tradition bouddhiste de Shambhala. Son principal maître fut Chögyam Trungpa, qu’elle rencontra en 1972, et auprès de qui elle étudia jusqu’à sa mort en 1987. Auteur de nombreux ouvrages, elle réside au monastère de Gampo Abbey sur l’île du Cap-Breton au Canada.