Faire de l'impermanence une alliée
Par Anila Trinlé
Présentation : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : Nous ne le voyons pas toujours, mais tout change, tout le temps, dans nos vies. Si cette impermanence nous met parfois face à des situations douloureuses, elle est aussi moteur de transformation. Il nous est pourtant difficile d’aller vers l’inconnu, de sortir de notre zone de confdeort. Alors pourquoi manifestons-nous autant de résistance ? Quelles formes peut-elle prendre et comment les surmonter ?
Nous sommes donc en perpétuel changement et nous assistons à des situations qui changent tout le temps : c’est une réalité. Anila Trinlé : C’est notre réalité. Nous avons tendance à toujours rechercher une stabilité mais en fait, on observe que tout change tout le temps, d’instant en instant ; mais on ne perçoit pas ce changement continu. On voit le fruit d’une série d’instants de changement quand il devient perceptible par nos sens — parce que nous connaissons à travers nos sens, à travers nos facultés sensorielles. Et lorsque c’est perceptible, on dit : « ça a changé »… Mais en fait, le changement se produit d’instant en instant. Les choses ne sont pas stables, elles sont sans cesse en mouvement. Il est important de comprendre que le changement n’est pas quelque chose qui viendrait en plus de notre réalité, mais c’est notre réalité. Nous sommes de fait impermanents, toutes les situations que nous expérimentons sont de fait impermanentes ; et bien souvent, quand on pense à l’impermanence, on pense à ce qui se termine. Or, l’impermanence est perceptible dans ce qui apparaît, ce qui perdure en transformation continue et qui, à un moment donné, cesse. Mais nous essayons de lutter contre cette impermanence, très souvent... Comment se manifestent ces résistances au changement ? Quelles formes peuvent-elles prendre ? Vous avez raison, on met beaucoup d’énergie à essayer de maintenir les choses en l’état. Parce que nous n’espérons qu’une chose, c’est que ce qui nous convient et ceux que nous aimons restent dans notre environnement et demeurent stables, avec un changement éventuellement, mais quelque chose de subtil, qui nous convient : c’est ça le problème. En fait, c’est notre besoin de stabilité, de tranquillité personnelle qui nous amène à résister au changement, alors que c’est juste impossible ! Bien sûr, il y a des changements que l’on souhaite… Mais il faudrait que ça se passe comme on veut. Ce n’est pas si simple ! En fait, on n’est pas très clair avec l'impermanence, ni avec nos résistances au changement. Comment peut-on essayer d’y voir plus clair ? Quand les choses changent, et qu’elles vont dans le sens de ce qui nous convient, on peut trouver que c'est normal — par exemple, j’ai un rendez-vous, il se passe relativement bien, et c’est juste normal. Je dois prendre le train, il arrive à l’heure, c’est normal. Ce même train, s’il n’arrive pas à l’heure parce qu’il y a un problème sur les voies ferrées, ou en raison des conditions climatiques, là… ce n’est pas normal. Alors qu’au fond, si je réfléchis, c’est l’expression même de l'impermanence ! Ce qui ne nous convient pas, ce sont des contraintes qui viennent de l’extérieur. En fait, ce sont les circonstances qui changent, et c’est moi, de l’intérieur, qui suis censée m’adapter à ce qu’il se passe dans l’instant. Je ne peux pas changer les circonstances que je rencontre, mais ce que je peux changer, c'est mon rapport au changement. La quête du bonheur est vraiment associée à cette question du changement, ou du non-changement, et à l’impermanence ? Tout à fait. On pourrait résumer notre quête du bonheur ainsi — mais c’est plus complexe que ça : globalement, on cherche à vivre dans un environnement qui nous convient en écartant tout ce qui nous dérange. En fait, on est mû par ce mouvement extrêmement puissant en lui-même : vouloir s’approprier ce qui nous convient. C’est ce qu’on appelle le désir-attachement, qu’on peut traduire autrement par attraction-appropriation. Sur la base de cette appropriation, on va écarter tout ce qui nous dérange : c’est un deuxième mouvement qu’on appelle le rejet, qui va se décliner en termes d’impatience, d’agacement, de colère, de fureur... Le rejet peut avoir des intensités très différentes. Et puis, dans notre mode de connaissance, il y a également tout ce que l’on ne conçoit pas, ce que l’on ne perçoit pas au travers de nos sens et que l’on n’intègre pas comme faisant partie de notre réalité. Entre autres, on ne perçoit pas c’est ce qui est appelé l’impermanence subtile : le fait que les choses changent d’instant en instant. Par ailleurs, je n’ai pas de prise sur le changement des circonstances que je rencontre. Il y a ce qui advient — ce à quoi je suis confrontée — et ce que je peux faire dans la situation. Il y a une tension entre le pouvoir faire et ce qui advient. Il ne s’agit pas d’acceptation non plus ? J’emploierais peut-être le mot acceptation, mais ce n’est pas une soumission aux situations. Il ne faut pas confondre acceptation et soumission ! C’est dans un premier temps, déjà, concevoir que les choses changent, et que ce n’est pas un phénomène qui serait extérieur au vivant : c’est l’expression même du vivant.
Donc quelque part, la notion de renoncement intervient elle aussi puisque l’on doit de facto renoncer à certaines choses pour les accueillir ? Tout à fait : il y a les choses auxquelles on peut renoncer consciemment, parce que l’on sait qu’elles ne sont pas bénéfiques pour nous-mêmes et les autres. Mais le plus difficile c’est de renoncer à vouloir maintenir les choses en l’état. C’est-à-dire rencontrer notre réalité pour ce qu’elle est et non pas pour ce qu’on voudrait qu’elle soit... Ce n’est pas tout à fait la même chose.
Comment faire de cette impermanence une alliée ? C’est tout le propos ! Faire de l’impermanence une alliée ! Il n’y a pas d’autre « choix » dans la tradition bouddhiste que, dans un premier temps, réfléchir à cet aspect de la réalité qui est nôtre. Ça, c’est vraiment important. C’est un premier plan, une première étape. Ensuite, c’est de s’entraîner à accueillir les situations qui se présentent, telles qu’elles se présentent… Petit à petit — je parle dans un premier temps de situations relativement simples— de ne pas nourrir cette pensée : ça devrait se passer autrement. À partir du moment où je me dis « ça devrait se passer autrement », ça veut dire que je ne suis pas avec ce qui se passe : je suis dans l’illusion de ce qui aurait dû se passer. Là, il s’agit de revenir à ce qui se passe.
Prenons un exemple très concret et très actuel, qui est celui de la peur, qu’on peut tous rencontrer. Comment peut-on travailler sur cette peur qui peut être une résistance au changement ? La plupart du temps, la peur, c’est la peur de perdre. Ce qui est intéressant avec la peur, c’est qu’en soi elle peut être considérée comme neutre parce qu’elle peut être très protectrice — c’est important d’être conscient du danger et de s’en protéger. Mais il y a parmi nos peurs beaucoup de peurs d’anticipation de ce qui pourrait se passer. Par exemple, je marche sur une route caillouteuse, j’ai peur de tomber ; je tombe/j’ai peur de me faire mal ; j’ai mal/ j’ai peur que ce soit grave. À chaque fois, on anticipe — mais comme on le vit dans un courant très continu, on ne se rend pas compte qu’on est toujours dans une anticipation. Et si par exemple on trébuche sur un caillou et qu’on ne tombe pas, on peut se dire « j’ai eu de la chance » et la peur s’apaise... Mais en même temps, je vais développer une plus grande attention par rapport au caillou suivant. C’est là où la peur est protectrice. Et quand elle ne l’est pas ? Alors évidemment, si c’est dangereux il est important d’être attentif. Si on prend une situation récente, avec le covid il y a des précautions à prendre. On peut les prendre pour différentes raisons : par exemple parce qu’on a peur de la contagion, d'être malade. On peut faire le choix de ne pas prendre ces précautions parce qu’on ne veut pas se soumettre à un diktat venant de l’extérieur ; on peut les prendre parce qu’il nous semble important pour nous-mêmes de nous protéger et de protéger les autres — parce qu’il y a aussi cette dimension-là. On voit bien qu’en fonction de la motivation qui sous-tend l’acte, le rapport à la peur peut être différent. À quoi nous invite cette plus grande conscience de la réalité — puisqu’il ne s’agit finalement que de ça ? D’un point de vue extrêmement vaste, on pourrait dire qu’elle nous mène à plus de clarté : petit à petit on amoindrit le poids de l’illusion dans laquelle on est — c’est-à-dire qu’on aurait une maîtrise sur tout, ce qui est complètement illusoire ! Et en même temps, petit à petit, la conscience de l'impermanence amoindrit la puissance de l'attachement, et diminue le rejet de ce qui ne nous convient pas, ce qui contribue à expérimenter moins d’insatisfaction. Je ne dirais pas forcément plus de bonheur, mais moins de souffrance, d’insatisfaction, de mal-être. C’est déjà quelque chose d’important, me semble-t-il.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)
Anila Trinlé, moniale, est conférencière et enseignante bouddhiste. Depuis le milieu des années 1990, elle participe à la réflexion et à l’élaboration d’une approche bouddhiste des problématiques de la société actuelle. Elle enseigne régulièrement depuis plusieurs années à Dhagpo Kagyu Ling et dans les centres d'études et de méditation en lien avec DKL.