S'ouvrir à la plénitude
Par Gérard Chinrei Pilet
Présentation : Aurélie Godefroy
Aurélie Godefroy : La soif dans le bouddhisme fait partie des douze liens interdépendants qui constituent une des principales caractéristiques de l’enseignement du Bouddha. De quoi s’agit-il exactement ? Que nous dit le Bouddha à ce sujet ? Quelles conséquences peut avoir cette soif au niveau individuel, mais aussi pour la société tout entière ? Quelle est la bonne attitude à adopter pour ne pas en souffrir ?
Pouvez-vous nous dire quelle est la nature de la soif ? De quoi s’agit-il exactement ?
Gérard Chinrei Pilet : La soif, c’est le manque. Un manque qui produit la polarisation sur un objet, l’objet de désir censé supprimer le manque. La polarisation en question se caractérise par le fait qu’il y a un attachement passionné très fort vis-à-vis de l’objet de désir, de l’objet que l’on convoite. Et justement, pour cette raison-là, dans le cas de la soif, on n’est pas libre du désir parce que si on ne voit pas son désir réalisé, on souffre beaucoup et ça nous semble très insupportable. Il faut bien dire aussi que cet attachement très fort, vis-à-vis de l’objet que l’on convoite, produit aussi la répulsion vis-à-vis de ce qui peut contrarier la satisfaction du désir. Imaginons une personne qui a une avidité très passionnée pour l’argent, la richesse : tout ce qui va s’opposer à la réalisation de ce désir, la personne va l’exécrer. Elle vivra aussi de façon plus ou moins consciente dans la peur de perdre sa richesse, de perdre de l’argent, etc.
Ce serait donc faire fausse route, quelque part, que d’assouvir nos désirs pour éteindre notre soif ?
Oui, c’est faire fausse route pour plusieurs raisons. La toute première, c’est que la satisfaction provoquée par la possession, par l’objet de désir, s’émousse au fil du temps, ainsi que le dit l’expression « on s’en lasse ». La seconde raison, c’est que la réalisation du désir produit une satisfaction, mais très brève. Et suite à cette brève satisfaction qui peut donner un certain sentiment de paix, resurgit l’insatisfaction qui produit l’émergence d’un nouvel objet de désir. Puis, ce nouvel objet de désir sera satisfait et il en résultera à nouveau une insatisfaction… et ainsi de suite. Et ça nous met, en fait, dans une sorte de cercle vicieux selon lequel plus on multiplie les objets de désir et plus l’insatisfaction augmente. Et plus l’insatisfaction augmente, plus on multiplie les objets de désir. Ce cercle vicieux, c’est ce que l’expression « on s’en lasse » nous dit lorsqu’elle énonce cette vérité : plus on en a, plus on en veut.
Bouddha lui-même parle de la soif. Qu’entend-il par là ?
C’est désirer le désir. Ce n’est pas se contenter de répondre au désir quand il est là ; c’est le désirer. Ainsi, par exemple, une personne qui aurait la passion de la nourriture, qui serait très attachée à la nourriture : si elle a mangé à satiété, elle ne va pas encore être très contente. Elle va chercher à éprouver au plus vite à nouveau la faim, pour que de cette faim résulte un plaisir très éphémère et qu’ensuite elle puisse à nouveau obtenir la satisfaction en question. Là, on est dans la phase extrême du mécanisme du désir.
La soif peut avoir un certain nombre de conséquences négatives, non seulement au niveau personnel mais également sur la société tout entière : c’est ce que disait le Bouddha lui-même ?
Oui. Le Bouddha dit dans un soutra que cette soif a pour conséquence de développer la possessivité ; que la possessivité développe la jalousie ; que la jalousie engendre des conflits ; et que les conflits peuvent même engendrer la guerre.
On parle aussi beaucoup de l’insatisfaction post-achat. C’est quelque chose d’assez fréquent, surtout dans notre société de consommation actuelle. De quoi s’agit-il ?
En fait les sociologues ont observé que lorsqu’on achète quelque chose que l’on convoitait depuis longtemps — par exemple un bien de consommation — la possession de ce bien ne nous satisfait pas complètement, comme si le désir était plus vaste que l’objet de désir. Ce décalage entre le désir et son objet devrait nous ouvrir les yeux quant à la nature véritable de la soif.
Que faut-il faire de ses désirs ? Les nier, les refouler ?
Surtout pas. C’est encore faire fausse route parce que refouler ses désirs, c’est emprunter le chemin de la frustration… Et la frustration n’a jamais rendu personne très heureux. Sans compter que Freud et la psychanalyse ont bien montré que le refoulement des désirs entraîne le cas échéant une mauvaise santé psychique, des névroses même... Autant de choses qui ne sont pas du tout souhaitables dans une vie d’être humain.
« La méditation, c’est ce qui va nous donner l’expérience très directe de ce qui comble tous les manques ; l’expérience de la plénitude de notre véritable nature — ce qu’on appelle dans le bouddhisme la "nature de Bouddha". »
Mais alors, quelle est la bonne attitude à adopter ?
La bonne route à suivre — puisque le refoulement n’est vraiment pas la solution, la satisfaction de ses désirs à tout prix non plus — c’est de tourner son regard vers l’intérieur et de pratiquer la méditation. Et pourquoi cela ? Parce que la méditation, c’est ce qui va nous donner l’expérience très directe de ce qui comble tous les manques ; l’expérience de la plénitude de notre véritable nature — ce qu’on appelle dans le bouddhisme la « nature de Bouddha ». C’est en quelque sorte l’expérience de la grande satisfaction. Faute de cette expérience-là, les joies et les plaisirs que l’on retire de la vie sont souvent la conséquence de la satisfaction de désirs. Ce qui nous invite à penser que plus on va multiplier les objets de désir et plus la satisfaction qu’on obtiendra de la vie sera grande. C’est justement cela l’illusion.
« Ce que la méditation nous permet de voir, c’est que la vraie nature de la soif c’est la nostalgie de notre véritable nature. »
N’y a-t-il pas, tout de même, une échelle des désirs, des grands désirs qui sont importants à accomplir dans la vie d’une personne et des désirs qui, finalement, sont plus futiles ?
Oui. On peut dire qu’il y a dans une vie d’être humain certains grands désirs qui doivent être réalisés. On pourrait peut-être utiliser non pas le mot désir mais le mot aspiration. Une personne qui, par exemple, a une vocation pour un métier en particulier ne sera satisfaite que lorsqu’elle aura accompli son désir. Et ce désir-là, c’est un désir fort qui peut, en quelque sorte, remplir la vie professionnelle d’une personne. Un désir de ce type-là ne doit pas être négligé, il faut le satisfaire, dans toute la mesure du possible bien sûr.
Vous l’évoquiez, le manque d’être nourrit la soif. Il nous maintiendrait donc dans le cycle des renaissances, dans le samsara ?
Oui. Justement, ce que la méditation nous permet de voir, c’est que la vraie nature de la soif c’est la nostalgie de notre véritable nature. C’est-à-dire que la soif exprime un manque d’être et non pas le manque d’un avoir. Et toute l’ambiguïté vient du fait que ce ne sont pas les objets de consommation qui vont supprimer ce manque d’être, mais la réalisation de notre vraie nature. Aussi longtemps que notre vraie nature n’est pas vraiment réalisée, nous sommes dans le cycle du devenir. C’est-à-dire qu’on est sans cesse dans l’attente de quelque chose et on ne peut pas, à ce moment-là, ressentir totalement la plénitude de l’instant – parce ce que chaque instant, en lui-même, est vraiment plein. Mais ce qui nous coupe de cette expérience de la plénitude de l’instant, c’est ce mouvement continuel vers autre chose que l’instant présent dans lequel le désir nous propulse.
On peut se demander si nous sommes tous égaux face à la satisfaction de ses désirs, face à la soif ?
Tous égaux face à la soif, oui. Parce que c’est le cœur même de la condition humaine et c’est cette soif-là qui justement peut produire la souffrance, l’insatisfaction qui va nous conduire à chercher dans les directions les plus profondes de notre être. C’est le bon côté de la soif : si la soif n’était pas là, on pourrait se contenter d’une vie assez plate, finalement. Mais la soif est là, ce manque fondamental est là, au cœur de tous les êtres, et toute la question est de trouver la vraie réponse à ce manque d’être.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°23 (Automne 2022)
Gérard Chinrei Pilet est moine bouddhiste, disciple de maître Taisen Deshimaru. Après avoir enseigné la philosophie, il enseigne à présent et diffuse la pratique du zen Sôtô depuis de nombreuses années, en France au temple d’Annonay (Ardèche) et également à travers l’association Kanjizai.