Par Kôdô Sawaki
Dans le sutra Shijûnishôgyô[1] à la question : « À qui doit-on faire une offrande pour obtenir les plus grands mérites ? », il est répondu que les mérites sont plus grands à nourrir un homme de bien qu’un mauvais homme. Disons qu’il vaut mieux offrir un repas à un policier qu’à un gangster.
Prêter de l’argent à un joueur de poker est sans profit. S’il y a plus de mérites à aider un homme de vertu qu’un mauvais homme, l’investissement est encore meilleur quand il s’agit d’un homme du satori. Or, il y a plusieurs niveaux dans le satori et plus on s’élève dans la hiérarchie, plus les profits sont grands et tout au sommet, sans égal ni supérieur, se trouve le Bouddha. Par conséquent, plutôt que faire une offrande à un million d’hommes du satori qui lui sont inférieurs, je la ferais au Bouddha. Mais, il y a encore mieux : l’homme sans pensée, sans attachement, sans pratique, sans satori. C’est à lui qu’irait mon don, car c’est par lui que j’obtiendrais les plus grands mérites. Cet homme, sans pensée, sans attachement, sans pratique, sans satori, c’est l’homme tranquille qui a cessé d’étudier et d’agir.
Cet homme tranquille est un homme que rien ni personne ne peut ébranler ni émouvoir. Un homme de bois ou une femme de pierre. Sur le pont Gojô à Kyôto, il y a l’image d’un moine zen menacé par un sabre sur le point de lui trancher la tête. Le moine tend le cou et semble dire : « Eh bien, allez-y ! » Ce moine nommé Daitô Kokushi [2] avait converti l’empereur Go-Daigô et son agresseur était un Ashikaga qui voulait faire de lui son allié : « Est-ce que tu seras des nôtres ? – Non. – Alors, je vais te trancher la tête. – Eh bien ! vas-y ! » et Daitô avança la tête. Une inscription sur l’image dit : « Le moine ignore le souffle glacé du grand sabre, tel un pantin de bois. »
Cet homme est inébranlable et indifférent à la mort. C’est exactement l’homme sans pensée, sans attachement, sans pratique et sans satori.
Le problème n’est pas dans le fait d’accepter la mort, car cela, n’importe qui peut le faire, c’est une question d’époque ou de circonstances. Kunisada Chûji[3] et Banzuiin Chôbee[4] ont maintes fois risqué leur vie sans être pour autant des patriarches bouddhistes. Nous autres aussi, loin d’être des têtes brûlées, mettons notre vie en jeu en faisant zazen. Même un type dont la nature profonde est pervertie, s’il fait zazen, devient intime avec la mort. Là n’est pas la difficulté. Dôgen Zenji[5] dit dans le Gakudôyôjin-shû[6] : « Nombreux sont les hommes qui depuis les temps anciens se sont broyé les os et brisé le corps mais parmi eux, bien peu ont transmis la Loi ; aussi nombreux sont ceux qui ont pratiqué les austérités et rares ceux qui ont réalisé l’éveil. » Il y a encore quelque chose de plus difficile que de sacrifier sa vie ou de se détruire le corps en pratiquant des mortifications, c’est ne pas sentir que l’on sacrifie sa vie en accomplissant une action. Keizan Jôkin[7] a écrit dans le Zazen Yôjin-ki[8] : « Le grand homme dont la pensée ne pense pas est comme un grand cadavre. » Cet homme, aucun adjectif ne saurait le qualifier, il est si grand qu’il est incommensurable et l’on dit qu’il est comme un mort. Ce grand homme mort est en union avec l’univers. L’homme tranquille qui a cessé d’étudier et d’agir ne se laisse pas mener par le bout du nez. Il ne cède pas aux charmes du satori, ni d’une belle femme, sans parler d’un laideron. Ce grand homme dont la pensée est non-pensée, pareil à un grand cadavre et en union avec l’univers, fuirait-il une femme laide ?
Il ne sait même pas ce qu’est une illusion. L’illusion, c’est discriminer, fantasmer, élaborer des concepts. Être bouddha, c’est être un homme éveillé qui a cessé d’étudier et d’intervenir.
Disons qu’il ne rejette aucun phénomène et qu’il ne saisit aucun phénomène. Il ne rejette rien, parce qu’il n’y a rien à rejeter ; il ne saisit rien, parce qu’il n’y a rien à saisir. Il est le ciel et la terre entière. Il n’y a donc plus rien à fuir ou à poursuivre. Je répète toujours : « Cessez le feu ! » On a toujours recours à ce mot bizarre, « satori », que l’on utilise à tort et à travers et que l’on ridiculise effrontément. Croire que l’on a le satori est une illusion. Il n’y a rien de plus absurde.
Il n’écarte pas les illusions et ne recherche plus la vérité. Les hommes sont étonnants : celui qui pense être meilleur que les autres ne l’est certainement pas et celui qui se méprise n’est pas aussi mauvais qu’il le pense. De même, se rendre compte que l’on vit dans l’illusion est une preuve que l’on n’en a pas tellement. Il ne faut ni rejeter les illusions ni rechercher la vérité. On ne se donne pas pour objectif de devenir bouddha, on n’y pense même pas.
[1] Shijûnishôgyô (« Sutra en quarante-deux chapitres ») : sutra traduit du sanskrit en chinois en 58-75. Il aurait été le premier écrit bouddhique introduit en Chine et traduit en chinois. [2] Daitô Kokushi : moine zen de la branche Rinzai (1281-1337). [3] Kunisada Chûji (1810-1850) : défenseur des paysans opprimés, héros populaire de la fin de l’époque d’Edo. [4] Banzuiin Chôbee (?-1651) : personnage chevaleresque et escrimeur de renom qui mettait en pratique la morale des guerriers. [5] Dôgen Zenji, également Dôgen Kigen ou Eihei Dôgen (1200-1253). Il introduisit au Japon la tradition de l’école Sôtô. On le considère comme l’un des plus grands penseurs du Japon. Il est vénéré par toutes les écoles du bouddhisme. Auteur du Shôbôgenzô, son œuvre principale, et de plusieurs ouvrages. [6] Gakudôyôjin-shû (« Recueil de l’application de l’esprit à l’étude de la Voie ») : ouvrage de Dôgen dans lequel il expose dix règles à l’intention des débutants sur la voie du zen. [7] Keizan Jôkin (1268-1325) : quatrième patriarche du zen Sôtô au Japon, fondateur du Sôji-ji, l’un des deux principaux temples du Sôtô. [8] Zazen Yôjin-ki (« Mesures à respecter durant zazen ») : texte célèbre de Keizan.
Extrait du livre Le Chant de l’Éveil, Commentaire du Shôdôka par Kôdô Sawaki avec l'aimable autorisation de ©Albin Michel – 1999
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°25 (Printemps 2023)
Considéré par plusieurs comme l’un des plus grands maîtres zen du xxe siècle, Kôdô Sawaki (1880-1965) est ordonné moine en 1897 et passe de nombreuses années dans un ermitage abandonné où il se consacre à la pratique de zazen. Après la Seconde Guerre mondiale, Kôdô Sawaki propage son enseignement dans tout le Japon, des grandes villes jusqu’aux villages reculés en passant par les universités et les prisons. Il devient célèbre dans tout le pays pour les sesshin qu’il propose aux gens de tous les horizons, sans faire de distinction ou de discrimination. Sa personnalité parfois rebelle et sa tendance à voyager seul sans attaches, sans dojo, lui ont valu le surnom de « Kôdô le sans-demeure ». En 1965, juste avant sa mort, Kôdô Sawaki confère l’ordination monastique à Taisen Deshimaru, son disciple depuis trente années, et lui demande de continuer son enseignement en répandant le zen en Europe.