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Comment pratiquer Zazen

Selon 4 points de maître Dogen


Traduit de l’anglais par Michel Proulx, adaptation Sagesses Bouddhiste Le Mag

 


La question numéro un qu’on me pose à chaque fois que je donne des instructions pour zazen, c’est : « À quoi faut-il que je pense ? »

Mes réponses sont toujours courtes, parce que ce que vous pensez en zazen n’a vraiment aucune importance. Les seules instructions spécifiques que donne Dôgen dans le « Zazengi » sur ce qu’il faut penser en zazen sont : « On ne considère pas le bien. On ne considère pas le mal. C’est au-delà de l’esprit, de la volonté, de la conscience et au-delà de l’attention, de la pensée ou de la réflexion. » Mais la plupart des gens ne sont pas satisfaits si on s’arrête là. Ils veulent savoir ce qu’ils doivent faire dans leurs têtes pendant zazen. Les contemporains de Dôgen n’étaient en rien différents de nous, il a donc traité ce point à travers tout son Shôbôgenzô.

Comme on l’a vu plus tôt, la stratégie de Dôgen a toujours été de considérer les choses à partir de quatre points de vue : le point de vue mental, le point de vue corporel, celui de l’action dans lequel le corps et l’esprit sont combinés, et la réalité, qui est inclusive de tout. Ses quatre points fondamentaux pour zazen, apparentés à ces quatre points de vue, sont :

 

1.      非思量 prononcé hi-shi-ryô, qui signifie « non-pensée ».

2.      正心端坐 prononcé sho-shin-tan-za, qui signifie « s’asseoir droit en redressant le corps ».

3.      心身脱落 prononcé   shin-jin-datsu-raku, qui signifie « tomber le corps et l’esprit ».

4.      只管打坐 prononcé shi-kan-ta-za, qui signifie « juste s’asseoir ».

 

Donc, qu’est-ce que l’état concret de non-pensée ? Il y a un épisode de Star Trek, l’original et le plus sympa, avec le capitaine Kirk, dans lequel un certain docteur Van Gelder de la Colonie pénitentiaire de Tantale a inventé cette machine appelée Neutralisateur neuronal, qui vide l’esprit de toute pensée. Ils te mettent un type dedans et il se transforme immédiatement en légume avec une grimace affreuse sur la tronche. Ce que voyant, le capitaine Kirk prononce un discours passionné sur l’horreur que ce doit être que d’avoir l’esprit aussi totalement vide. Affreux !

Les novices dans la pratique ont toutes sortes d’idées folles sur l’état de non-pensée. Certains le voient comme une sorte de trip délirant. Mais ce n’est pas comme ça que ça se passe, cher public. En fait, c’est reposant de cesser de penser. Et ce n’est pas aussi difficile que ce qu’on veut bien croire.


C’est juste qu’on pense sans penser, en quelque sorte.

Voici comment : si on se met à faire vraiment attention à ses propres processus de pensée — je parle ici du processus lui-même et pas seulement du contenu des pensées individuelles qui le constituent — on peut voir que les pensées ne se poursuivent pas en continu. Il y a de petits espaces entre elles. Nous tendons pour la plupart à tenter de remplir ces espaces avec plus de pensées aussi vite que possible, mais même les meilleurs d’entre nous n’y arrivent pas complètement, et il reste donc de petits trous.

Vous voyez, on pourrait dire qu’il y a deux types fondamentaux de pensées : celles qui se pointent dans notre cerveau sans s’annoncer ni être invitées et sans que nous puissions en discerner une raison. Elles ne sont que le résultat de pensées et d’expériences qui ont laissé leurs traces dans le réseau de nos neurones. Il n’y a pas grand-chose à faire pour y mettre un terme, et il ne faut pas essayer non plus. L’autre sorte de pensée, c’est quand on s’empare d’un de ces flux d’énergie et qu’on se met à jouer avec à la façon dont votre mère vous a toujours dit de ne pas jouer avec votre kiki devant les voisins. Nous creusons profondément ces pensées, nous nous roulons dedans comme des petits cochons, en nous régalant de leur aspect si génial et humant longuement leur sublime puanteur.

Pour pratiquer la « pensée sans penser », tout ce dont on a besoin, c’est d’ignorer les pensées du premier type et d’apprendre comment ne pas susciter les secondes. Plus aisément dit que fait, certes. Mais si on arrive à en prendre l’habitude, cela finit par venir naturellement.


Quand on se met à faire comme cela, on peut remarquer que les pensées n’apparaissent jamais déjà verbalisées d’un seul coup. Elles débutent de façon bien plus nébuleuse, et on finit par les modeler, en quelque sorte, en une forme qu’on puisse répéter aux copains, écrire dans un livre ou ce que vous voudrez. Si vous ne comprenez pas ce que je vous dis, posez ce magazine une seconde, prenez un papier et un crayon et essayez de mettre par écrit ce qui est en train de vous passer par la tête en ce moment.


Avez-vous essayé ? Même si vous ne pensiez rien de plus que : « le type qui a écrit ce texte ne sait fichtrement pas de quoi il parle », il est intéressant de voir à quel point c’est difficile de transformer une vague idée en quelque chose d’aussi solide que cela.

Maintenant, essayez de considérer les espaces naturels entre les pensées. Apprenez à sentir comment c’est quand on cesse de donner au cerveau toujours plus de trucs à mâchouiller. Voyez ensuite si vous pouvez le faire un peu plus longtemps. Deux ou trois secondes suffisent. Et voilà ! Pensée sans penser !

Une des choses auxquelles peu de personnes réfléchissent jamais, c’est que le fait de penser requiert un certain effort. On entend souvent le mot ruminer en rapport avec ce qu’on a en tête. Le mot renvoie pourtant littéralement à ce que font les vaches lorsqu’elles régurgitent de la nourriture à moitié digérée pour la remâcher avant de l’avaler à nouveau. L’analogie est assez juste si on pense à ce que nous faisons dans nos têtes. À part que, pour les vaches, cette activité est utile pour la digestion. Pour les humains, son utilité demeure quelque peu douteuse.

Le truc pour ne pas penser, ce n’est pas d’ajouter de l’énergie à l’équation en un effort pour cesser de force de penser. Il s’agit bien plus de soustraire de l’énergie à l’équation afin de ne pas régurgiter les pensées et de ne pas les remastiquer. C’est plus facile à dire qu’à faire, certes, comme la plupart des choses qui méritent qu’on les fasse. Mais travaillez-y pendant un certain temps et vous finirez par trouver le truc.


Et si vous trouvez impossible de le faire certains jours, pas de problème. Tout le monde a des jours comme ça. Tout le monde. Vous, moi, Dôgen, le Dalaï-Lama, tout le monde. L’effort est bien plus important que le soi-disant succès, car l’effort est une chose vraie. Ce que nous appelons « succès » n’est que la manifestation de la capacité de notre esprit à mettre des étiquettes. Ceci est un « succès ». Cela est un « échec ». Qui le dit ? C’est vous. C’est tout. La réalité est ce qu’elle est, au-delà de tout concept de succès ou d’échec.


Dôgen s’occupe ensuite de l’aspect physique de l’affaire en utilisant l’expression sho-shin-tan-za, ce qui signifie « posture correcte et assise réglée ». Faites juste attention à la façon dont vous êtes assis, voyez si vous penchez d’un côté ou de l’autre. Surveillez vos épaules. Quand j’ai commencé, mes épaules étaient tout le temps en train de dériver en direction de mes oreilles. L’enseignant survenait et me les repoussait vers le bas, ce qui m’étonnait réellement. Je n’avais aucune idée de m’être autant voûté.

Il y a un endroit où votre colonne vertébrale va se balancer parfaitement au sommet de votre bassin sans aucun effort de votre part. C’est un peu différent pour chacun et peut changer d’un jour à l’autre. On trouve ce point à la façon dont on roule à vélo sans tomber. Il suffit de tomber encore et encore et encore. Inutile de vous battre quand cela se produit. Remontez simplement à vélo.

Le point suivant pour Dôgen — tomber le corps et l’esprit — paraît un peu bizarre à la plupart des gens. En fait, il fait simplement référence à l’aire de l’action. L’état concret de l’action se situe là où le corps et l’esprit fonctionnent comme une seule chose. Encore une fois, rien d’étrange ou de mystique. Le corps et l’esprit fonctionnent toujours comme une seule chose. C’est juste que nous sommes habitués à les étiqueter comme deux choses séparées.

 

Zazen, en dépit de son apparent manque d’activité au sens habituel, est la forme d’action la plus pure.

La seule façon dont je pouvais jouer la basse de notre morceau « I Don’t Wanna Walk Around With You », cette nuit-là [1], c’était de tomber et le corps et l’esprit. L’esprit devait partir, au sens que je ne pouvais pas penser à ce que je jouais, et le corps devait s’en aller, au sens que je ne pouvais pas me permettre de me laisser troubler par des soucis extérieurs à mon état physique. Il fallait juste que je le fasse.

Certes, ce sur quoi s’étend Dôgen est bien plus profond que de jouer de la basse dans un groupe de punk rock. Et pourtant, en bien des façons importantes, il s’agit d’une manifestation de la même chose. Cela dit, pour sûr, zazen est une façon bien plus directe d’arriver à la vérité que jamais ne le sera jouer de la basse.



Zazen, en dépit de son apparent manque d’activité au sens habituel, est la forme d’action la plus pure. C’est l’action réduite à l’essentiel, celle d’être simplement assis là et de rester attentif. Si vous croyez que de rester tranquille n’est pas de l’action, essayez voir. Cela prend beaucoup d’efforts. Mais qu’en est-il de ces mots bizarres dont Dôgen se sert pour le décrire ? Je veux dire, que pourrait-il y avoir de plus délirant, génial et mystique en apparence que l ‘idée de tomber le corps et l’esprit ? Pour moi, c’était comme une sorte d’état magique dans lequel je disparaîtrais soudain de mon coussin, un peu comme dans un numéro de David Copperfield.

Mais ce dont Dôgen parlait était bien plus immédiat et réel. Il y a plein d’autres façons dont on pourrait exprimer la même idée. Gudô Nishijima[2] aime expliquer que c’est l’équilibre du système nerveux autonome. On pourrait dire aussi que c’est l’équilibre entre pensée et sensations. Lorsque les deux parties opposées sont à égalité, elles s’annulent mutuellement, ce qui fait que le corps — le côté matériel — et l’esprit — le côté spirituel — semblent tomber. Tomber corps et esprit, c’est recouvrer son état naturel, celui qui est là à la naissance et que nous avons en quelque sorte oublié.


L’état en zazen est, par nature et de lui-même, le dépouillement du corps et de l’esprit. Et cela, peu importe si on pense sans penser ou si on pense à cette serveuse chez Hooters[3]— à condition de revenir à la posture correcte dès qu’on s’en rend compte. Peu importe qu’on constate son état d’équilibre ou pas. La posture physique est elle-même l’état équilibré du corps et de l’esprit parce que le corps et l’esprit ne sont qu’une seule et même chose.

Le bouddhisme ne fait aucune distinction entre le mental et le physique. Pour beaucoup, c’est difficile à capter. Je le sais parce que ça le fut pour moi. Notre habitude de distinguer clairement entre le corps et l’esprit est si profondément ancrée que la plupart d’entre nous la tiennent pour irréfutable. Toute religion dans le monde se fonde sur ce fait si apparemment évident qui veut que corps et esprit soient absolument distincts. Mais le Bouddha y a regardé de plus près et a découvert, à sa grande surprise, que ce n’était absolument pas le cas et qu’en fait, il n’y a aucune division entre corps et esprit, pas plus qu’entre soi-même et le monde extérieur. Vous pouvez le constater par vous-mêmes, vous aussi, pour peu que vous en ayez le courage. La raison pour laquelle nous disons que la posture physique de zazen, c’est l’éveil, c’est cette totale identité du corps et du mental, de l’esprit et de la matière, de soi-même et du monde extérieur. Finalement, Dôgen nous parle de la réalité elle-même lorsqu’il dit que zazen, c’est shikantaza, « juste s’asseoir ».


Mais « juste s’asseoir » ne veut pas seulement dire s’asseoir au sens de « juste rester assis là ». Pour réellement comprendre ce « juste s’asseoir » au sens qu’entend Dôgen, considérons les caractères chinois qu’il utilisait pour exprimer l’idée. Shi-kan-ta-za est un mot composé qui consiste en quatre caractères. Le premier composé, 只管 (shikan), se prononce normalement hitasura en japonais moderne et signifie « sincèrement » ou « attentivement ». Le premier caractère du second composé, 打, se prononce communément utsu en japonais moderne et signifie « frapper ». Le caractère final est qui signifie tout simplement « s’asseoir ». Ensemble, ces caractères évoquent en quelque sorte l’image de quelqu’un qui tape sur son coussin en s’asseyant, et je veux vraiment dire taper, monsieur ! C’est l’image d’une action réelle en cours.


Quand on vient au cœur du sujet, juste s’asseoir est la réalité de la situation. Pas de cloches ni de sifflets, ni de transes mystiques, pas d’illumination ni de tentatives timbrées pour « s’améliorer ». Zazen c’est juste être assis là.

Rassemblés, ces quatre points de Dôgen composent de zazen un portrait en action réelle dans l’ici et maintenant. Il ne s’occupe pas d’un état d’éveil futur. Il ne s’occupe pas de redresser tous les torts qu’on a pu commettre dans le passé. On ne peut pas agir dans le passé ou dans l’avenir ; on ne peut agir que maintenant.

Aussi, quand vous faites zazen, vous devez vous concentrer sur la pratique elle-même, et pas sur ce que ça va faire pour vous ni sur le fait de savoir si ça vaut le coup ou non. Même le fait de penser à bien le faire n’a pas de sens. Si vous trouvez que votre posture a glissé, redressez-vous. Si vous constatez que votre esprit dérive, ramenez-le. Faites et refaites-le, encore et encore, assez longtemps et cela deviendra une habitude. Et sinon, ne vous tracassez pas. Continuez à continuer. Éventuellement, zazen deviendra plus facile. Au bout d’un certain temps, vous finirez même par y prendre plaisir. Vous vous y mettrez parce que vous en aurez envie.

Mais pour en arriver là, il va vous falloir commencer par là où vous êtes, à cet instant même.


[1] Un concert hommage à Joey Ramones donné par le groupe de musique de l’auteur dans un club de la ville d’Akron (Ohio, États-Unis), dans des conditions acoustiques d’amplification des instruments difficiles pour les musiciens qui n’entendaient rien de ce qu’ils étaient en train de jouer (ndlr).

[2] Un maître de l’école zen Sôtô qui a donné son approbation à Brad Warner pour enseigner.

[3] Hooters est une chaîne américaine de restaurants. La clientèle visée est essentiellement masculine et hétérosexuelle dans la mesure où le service est assuré en majorité par des jeunes femmes dont l’uniforme de travail est un mini short orange et un débardeur échancré à l’effigie de la chaîne.


Extrait de Assieds-toi et tais-toi paru aux Éditions Almora (2021)


Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°18 ( Eté 2021 )

 



Brad Warner est un enseignant zen. Après avoir été bassiste dans un groupe de punk rock de l’Ohio, il émigre au Japon dans un studio d’animation produisant une série télé fantastique très populaire, Ultraman, puis il rencontre le maître Gudô Nishijima Rôshi à Tôkyô, dont il suit les enseignements et reçoit la transmission avant d’enseigner lui-même. Iconoclaste, pétri de culture punk, ce cinéaste et blogueur est aussi le professeur fondateur de l’Angel City Zen Center à Los Angeles.

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