Par Ajahn Tiradhammo
Le deuxième des cinq obstacles [1] mentionnés par le Bouddha est l’aversion ou, plus précisément, une réaction de négativité face aux situations de la vie. L’aversion se manifeste de diverses manières comme la répugnance, l’agacement, l’irritation, le ressentiment, l’aversion, la colère, l’hostilité, la haine ou la rage. Tous ces ressentis de négativité obscurcissent l’esprit et engendrent de la souffrance.
CAUSE
Fondamentalement, la cause de la négativité est l’expérience de sensations désagréables ou douloureuses sur le plan physique ou mental. Comme l’être non éveillé est incapable de porter une attention juste ou sage aux ressentis douloureux, il ressent deux sortes de douleurs : l’une physique et l’autre mentale ou émotionnelle due à la résistance à la douleur initiale, au ressentiment et au rejet de celle-ci. Il peut même y avoir une autre sorte de douleur quand on se sent coupable de se sentir négatif ou que l’on se débat pour se libérer de ce ressenti désagréable. Ainsi, la négativité est un symptôme : le « moi » est blessé, il ressent de la douleur (réelle ou imaginaire), laquelle n’est généralement qu’un facteur dans une séquence causale.
On considère généralement la négativité comme une explosion de colère ou un étalage de fureur, alors qu’en réalité, il s’agit d’une énergie contractée qui cherche à s’évacuer. Bien entendu, les êtres non éveillés croient que la source de ce problème est extérieure à eux : « Tu m’énerves » plutôt que : « Quand tu parles ainsi, cela déclenche en moi de la colère. »
Il y a souvent une relation causale complexe en jeu et celle-ci est très difficile à déchiffrer : quel est le déclencheur qui a été activé ? La plupart des choses que nous appelons « douleurs » sont en réalité de vieilles habitudes de contraction ou de résistance face à de possibles blessures basées sur des expériences passées. Notre tendance à la négativité a une longue mémoire qui exagère l’intensité et les effets de la douleur tout en nous prédisposant à être anxieusement vigilants en cas de douleur future. Il est important d’en prendre conscience parce que, si nous ne retournons pas à la source, nous n’allons jamais vraiment réussir à nous libérer de cet obstacle. Naturellement, il est indispensable d’avoir un bon degré de patience et de persévérance pour dénouer la contraction habituelle de douleur sur laquelle repose la négativité car cela va à l’encontre de tous les conditionnements égotiques que nous avons nourris tout au long de notre vie.
Nous allons progressivement découvrir qu’en réalité la cause originelle de l’aversion est notre incapacité à comprendre la nature de nos ressentis désagréables et la réaction de négativité qu’ils provoquent en nous.
On pourrait croire que décharger l’énergie perturbatrice de notre négativité sur quelqu’un ou quelque chose va procurer un soulagement mais c’est notre première erreur car, en rejetant la responsabilité de notre mal-être sur les autres, nous n’arrivons jamais à la cause racine qui est en nous. De plus, comme il nous est difficile de nous relier avec justesse à l’énergie très volatile de la négativité, nous avons tendance à la conceptualiser et à lui trouver une excuse. C’est de là que naît la fameuse « juste colère » ou « vertueuse indignation ». Il est certes bon de défendre ce qui est juste mais le fait d’y ajouter de la colère risque souvent de tout fausser.
Par contre, si nous acceptons la responsabilité de notre réaction négative, que nous ne la déplaçons pas, que nous ne la conceptualisons pas, avec le soutien de l’attention et de la concentration nous pourrons peut-être nous connecter à cette puissante énergie avant qu’elle n’explose, voire l’utiliser à bon escient, tant dans les activités quotidiennes que dans la pratique spirituelle. En outre, comme la négativité est une stratégie de survie du « moi », si nous pouvons remonter à la source de ce syndrome de réaction, nous arriverons au cœur de la création du « moi ».
« La force d’attention, une fois suffisamment établie, permet d’objectiver cette émotion volatile, et d’observer ainsi ses manifestations très simplement, sans juger ni réagir. »
CESSATION
L’attention
La première étape du travail sur la négativité consiste à être clairement attentif à cet état d’esprit. C’est très important dans la mesure où nous avons une forte tendance à vouloir l’éviter, le changer ou nous en éloigner d’une manière ou d’une autre. Cependant, si nous ne comprenons pas clairement ce qu’est la négativité sous toutes ses formes et quelles sont ses tactiques, nous ne pouvons pas travailler sur elle avec honnêteté et une véritable connaissance.
La force d’attention, une fois suffisamment établie, permet d’objectiver cette émotion volatile, et d’observer ainsi ses manifestations très simplement, sans juger ni réagir. En outre, quand l’attention est raisonnablement bien établie, nous pouvons observer les premières étapes de l’apparition de la négativité avant qu’elle ne devienne trop forte. Avec vigilance nous pouvons repérer les causes qui la provoquent et les traiter habilement avant que ne s’enclenche le cycle de l’aversion.
La méthode la plus efficace consiste à être attentif aux sensations corporelles associées à la négativité, en particulier les contractions physiques. Bien que généralement déplaisantes, elles ont au moins l’avantage d’être plus tangibles et plus stables que les expressions mentales. Une fois que nous nous sommes familiarisés avec ces sensations, nous pouvons les utiliser comme une base à partir de laquelle nous pourrons observer certaines des expressions mentales plus éphémères comme, par exemple, l’évitement. On remarquera peut-être que, quand il a conscience d’une douleur, l’esprit a tendance à regarder ailleurs. Toutefois nous devons essayer d’investiguer objectivement ce ressenti déplaisant et la réaction négative qu’il induit. Agir ainsi va nous aider à rediriger notre relation à la douleur : au lieu d’en être le sujet, nous en devenons l’observateur.
L’une des manières les plus simples de résoudre la négativité est d’être juste conscient de l’effet qu’elle a sur nous physiquement et mentalement. Que ressentez-vous quand vous êtes négatif ? Comment vous comportez-vous ? Que dites-vous ? Que dit votre corps ? Tout cela est-il agréable ?
Metta, l’amitié bienveillante
Une fois que nous avons apporté un certain degré de clarté dans notre attention au complexe de l’aversion, nous pouvons soutenir cette attention et cette investigation en développant l’amitié bienveillante. Il est très bénéfique d’adopter une attitude d’ouverture et de bienveillance, approfondie et stabilisée par la concentration, dans le contexte de la méditation de la vision pénétrante. Dans la mesure où la cause de la négativité en tant que rejet est l’une des dispositions sous-jacentes profondément enracinées en nous, il va falloir un changement significatif dans notre façon de nous relier à la réalité pour mettre un terme définitif à cet obstacle. C’est pour cette raison que le Bouddha a prescrit et encouragé la pratique de la méditation metta. En éveillant de la bienveillance envers la négativité et la blessure qui la conditionne, nous interrompons le « circuit d’aversion » et arrêtons la multiplication des pensées négatives.
Lorsque cette méditation metta est pratiquée correctement, du fait qu’elle donne accès à la force de la bonté, elle peut avoir un effet puissant et profond sur l’esprit et le corps, en particulier pour ce qui concerne toutes les formes d’expériences désagréables. L’amitié bienveillante fait partie de ces qualités spirituelles universelles qui peuvent nous aider dans tous les aspects de la vie et dans toutes sortes de circonstances. Correctement développée, la méditation metta peut mener à l’abandon complet de toutes les formes d’aversion car son action sape notre tendance sous-jacente à réagir avec négativité à tout ce que nous considérons comme désagréable. Nous changeons radicalement notre rapport à la réalité.
« Si l’on n’est pas sincèrement en amitié avec soi-même, il ne peut pas y avoir d’amitié authentique à partager avec les autres et la bienveillance reste au niveau d’un bel idéal. »
En nous reliant avec bienveillance aux choses désagréables, nous pouvons apprendre à accueillir les situations dites « déplaisantes » sans porter de jugement. Si nous les considérons comme déplaisantes, c’est seulement parce que nous les avons subjectivement définies comme telles du fait d’un vécu négatif lié à elles. En développant envers elles de la bienveillance plutôt que de l’hostilité, nous pouvons passer d’une attitude négative à de la neutralité (un simple ressenti) et peut-être même à une attitude positive (dans le sens où elles peuvent nous paraître très intéressantes à étudier).
Bien que la plupart des références à la pratique de metta mettent l’accent sur le fait d’étendre des souhaits de bonheur à tous les êtres dans le monde entier, l’exercice commence par générer des pensées de bienveillance envers soi de toutes les façons possibles. Si l’on n’est pas sincèrement en amitié avec soi-même, il ne peut pas y avoir d’amitié authentique à partager avec les autres et la bienveillance reste au niveau d’un bel idéal.
Tout l’art de cette pratique consiste à ne pas simplement rester dans la tête en dirigeant avec magnanimité des pensées de bien-être vers les expériences douloureuses, mais plutôt à se fondre entièrement en elles ; à sortir de notre attitude égotique pour maîtriser ou éliminer la douleur pour apprendre à nous abandonner humblement en elle. La plus grande partie de la douleur est en réalité une contraction du « moi » ; le « moi » menacé construit un mur de contraction défensive qui est douloureux et tendu de sorte qu’il génère encore plus de douleur et de contraction. Apporter de la bienveillance est comme organiser une conférence de paix, créer un environnement sécurisant dans lequel on pourra lâcher ses défenses pour découvrir que la véritable cause de la contraction de douleur est la saisie d’un « moi » illusoire. Grâce à une étude en douceur de cette douleur, nous pouvons apprendre beaucoup sur le « moi » et ses stratégies de défense.
Cela dit, il ne faut jamais sous-estimer l’ingéniosité du « moi » qui tente de s’approprier la pratique à ses propres fins. Même s’il est douloureux d’être toujours sur la défensive, le « moi » refuse d’abandonner ses vieilles habitudes, sa stratégie primaire de survie. C’est pour cette raison que nous devons avancer en douceur, dans un véritable esprit de bienveillance pour gagner peu à peu la confiance du « moi ». Donc, avant de projeter de la bienveillance sur tous nos ressentis désagréables, nous pouvons commencer par développer une réceptivité tranquille, une ouverture sans jugement : « Oui, voilà ce qui est. » Ensuite, nous pouvons essayer d’être plus accueillant et tolérant : « Oui, vous faites également partie de mon vécu. » Puis nous pouvons essayer différents modes de bienveillance : « Bonjour, entrez. Que puis-je faire pour vous ? » Enfin, nous pouvons avancer jusqu’à développer une bienveillance toujours plus profonde envers ce qui est déplaisant : « Comment allez-vous ? Avez-vous quelque chose à me dire, à commenter ou à me conseiller ? » Au final, la bienveillance peut se développer jusqu’à devenir une réceptivité inconditionnelle et illimitée.
Le résultat de cette approche est que le déplaisant est désarmé et nous commençons à avoir de plus en plus confiance dans cette façon de procéder. En même temps, le remède qu’est la bienveillance guérit les blessures des vieux traumatismes douloureux, de sorte que ce que nous appelions « déplaisant » peut désormais être accueilli de manière inconditionnelle avec attention et sagesse. Intérieurement, on croit de moins en moins en un « moi » central et personnel. Le « moi » laisse tomber sa garde, peut-être jusqu’au point de se mettre « au chômage » et de ne plus être nécessaire comme moyen de défense.
RÉSUMÉ
Nous devons tout d’abord être attentifs dès qu’apparaît un ressenti négatif. Pour certaines personnes, c’est déjà un grand pas en avant : prendre conscience du ressenti négatif et ensuite, l’esprit clair et posé, remonter jusqu’à la tonalité désagréable de ce ressenti : « Quelle facette du 'moi' est blessée ? C’est peut-être un aspect de ma fierté qui est blessé en ce moment ; c’est pour cela que je suis fâché. Alors, est-ce une réaction à encourager, à préserver, à conserver ? »
Si vous pouvez maintenir la bienveillance dans toutes les situations et continuer à la développer, les désagréments de la vie vont se transformer. Un jour, vous serez peut-être stupéfait de constater que vous n’êtes plus aussi aisément submergé par la négativité, plus aussi irritable, plus aussi colérique. Ces sentiments semblent s’être évanouis ou, du moins, se sont nettement affaiblis.
Nous pouvons développer la bienveillance comme une mère agit envers son unique enfant car la bienveillance est comme un instinct que nous avons tous en nous. Il s’agit simplement d’y accéder plus souvent. Nous pouvons donc espérer qu’en continuant à la développer, nous transformerons ces vieilles attitudes – être sur la défensive et repousser la souffrance – pour nous ouvrir davantage, faire preuve de gentillesse et nettoyer ainsi notre grenier de souffrances non abordées. Nous finirons (parfois) par arriver à un amour inconditionnel. Or certains disent que l’amour inconditionnel est synonyme d’Éveil. Quand il n’y a pas de « moi » en travers du chemin, un amour sans limites peut vraiment fonctionner. Le non-soi est la vérité inconditionnelle.
Cela commence par de petites touches : juste être un peu plus accueillant face à la négativité et à nos blessures particulières qui la réveillent, qu’elles soient physiques, émotionnelles ou mentales. Nous observons la réaction négative du « moi » et nous nous y ouvrons avec douceur. Quand nous voyons que cela fonctionne, nous prenons confiance, nous savons qu’il y a une manière d’être plus judicieuse ; alors ces vieilles habitudes se transforment de plus en plus en ouverture et en réceptivité face à une réalité toujours plus vaste.
[1] Les cinq obstacles sur la voie spirituelle sont : 1. Le désir-attachement. 2. La haine-aversion. 3. L’agitation-inquiétude. 4. La paresse-léthargie. 6. Le doute-scepticisme.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°24 (Hiver 2022/23)
Extrait du livret Travailler avec les cinq obstacles (www.dhammadelaforet.org)
Traduction : Jeanne Schut
Le vénérable Tiradhammo est né au Canada en 1949. Il interrompt ses études d’ingénieur pour voyager en Asie où il rencontre le Dhamma du Bouddha. Il commence à pratiquer auprès de Bhikkhu Sivoli, au Sri Lanka, puis reçoit l’ordination de moine bouddhiste en Thaïlande. En 1975, il se rend à Wat Pah Pong pour étudier et pratiquer auprès d’Ajahn Chah. Après avoir été abbé du monastère de Bodhinyanarama (Nouvelle-Zélande), il enseigne désormais le Dhamma dans de nombreux pays à travers le monde.