Propos recueillis par Philippe Judenne | Photos : Tokpa Korlo
Entretien réalisé le 15 août 2017 à Grenoble
Trinley Thayé Dordjé, né en 1983 au Tibet, a été reconnu par Shamar Rinpoché comme étant Sa Sainteté le 17e Karmapa(*). Il a reçu les transmissions des maîtres de plus haut rang. Il est le chef spirituel de plus de 900 monastères et centres de méditation répartis de par le monde. En mai 2017, il s’est marié à une amie de longue date, Rinchen Yangzom (Sangyumla), qu’il connaissait depuis plus de dix-neuf ans.
Sagesses Bouddhistes : Pourquoi le bouddhisme est-il appelé la Voie du Milieu ?
Karmapa Trinley Thayé Dordjé : Pour faire court, je dirais que cette Voie du Milieu est une description permettant de ne pas verser dans des façons extrêmes de voir la vie et l’existence, et qui nous font agir en conséquence. La Voie du Milieu a toujours, d’une certaine manière, ramené les individus à des choses concrètes. En mettant l’accent sur la pratique de la compassion et de l’amour bienveillant, sur cette interrogation et cette utilisation des enseignements du Bouddha, la Voie du Milieu permet aux gens de comprendre qu’il y a une possibilité au-delà des extrêmes. Elle est souvent décrite comme une voie pacifique, sans nuisance pour soi ni pour les autres.
Nous faisons tous l’expérience de moments de bonheur qui peuvent survenir lorsque nous franchissons avec succès des étapes comme l’acquisition d’un bien ou d’un objet, une promotion ou un compliment qui nous apporte reconnaissance ou notoriété, une victoire dans un désaccord qui nous opposait avec d’autres, mais tout cela ne résiste pas vraiment à l’épreuve du temps. Le bouddhisme décrit un bonheur bien plus vaste qui peut naître lorsque nous interagissons les uns avec les autres, un bonheur sur lequel le temps n’a pas de prise, durable et accessible à tous. Ce bonheur intemporel et sans conditions, auquel tout le monde aspire, sonne comme une dimension noble et merveilleuse pour les hommes. Mais peut-on la voir et la toucher dans la vie quotidienne ? Que devons-nous garder à l’esprit ?
C’est une question que nous nous posons tous : toutes ces nobles aspirations à l’établissement du bonheur donnent lieu à des constructions, des théories, des modèles dont nous parlons sans cesse, mais sont-ils réels ou bien ne sont-ils juste que des rêves pieux ? Selon ma compréhension personnelle et limitée, je pense que ce n’est pas qu’une sorte de rêve que nous faisons de temps en temps, une sorte de vieille habitude mentale de notre esprit. En fait, c’est là tous les jours. Nous sommes vivants en ce moment même, nous sommes en train de respirer en ce moment même, et peu importe la confusion que nous expérimentons, par le fait même que nous soyons encore vivants et capables de penser clairement, nous expérimentons cette dimension tous les jours, à chaque moment.
Il est dit que, fondamentalement, personne ne peut arriver à survivre sans la compassion, sans un certain sens de compassion. L’expression de la compassion que nous pouvons expérimenter peut être limitée par le fait des circonstances extérieures que nous rencontrons. Pourtant nous l’expérimentons vraiment chaque jour à de nombreux niveaux. Cela peut être le cas depuis notre naissance, avec la bienveillance de nos parents, que ce soit des parents biologiques, des parents adoptifs ou de simples figures parentales adultes. Il y a toujours eu quelqu’un qui s’est occupé de nous à un moment. La dimension noble dont nous parlons se trouve précisément au niveau de cette expérience. Je pense sincèrement que si je peux respirer, marcher, parler, penser et comprendre, il est évident que cette noble dimension est juste là. Bien sûr, du point de vue bouddhiste, elle est le résultat de notre compassion et de la bénédiction des maîtres. Mais d’un point de vue concret, elle est expérimentée tous les jours.
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Un bonheur qui n’est pas limité dans le temps et qui ne dépend d’aucune condition, cela ressemble à l’Éveil pour un pratiquant bouddhiste. Comment voir cette notion de bonheur de manière adéquate ?
Je pense que l’Éveil dont parlent les bouddhistes demande de l’énergie et du temps à ceux qui sont désireux de comprendre ce que ça peut être. Cela demande un investissement.
Mais, brièvement, je dirais que le bonheur qui n’est pas limité dans le temps et qui n’est pas dépendant des conditions est tout à fait proche de nous, que nous soyons débutants ou non dans la pratique. Depuis le moment où nous avons été capables de reconnaître, de parler, de penser, nous avons commencé à nous relier à ce bonheur. Bien sûr, cela commence aussi avec des concepts et des conditions variées, physiques, mentales, émotionnelles, déterminées en partie par les gestes importants de nos parents, comme une éducation parfois donnée dans sa forme la plus mondaine [1]. Il y a toujours une histoire humaine linéaire, qui semble très dépendante de conditions favorables ou défavorables. Mais il y a par ailleurs une expérience actuelle, immédiate, comme celle que fait l’enfant et qui, elle, est sans frontières pourrais-je dire, car elle est au-delà des concepts. Nous pouvons la voir, la ressentir même s’il n’y a aucun mot pour la décrire. C’est vraiment l’expérience de base à laquelle nous pouvons nous relier.
L’Éveil est cette qualité même d’expérience qui a été cultivée et qui s’est épanouie pleinement. Bien sûr, il faut la nourrir et la développer et cela prend du temps. Mais la base de l’Éveil est vraiment là, savez-vous ?
Les guerres, les populismes, les catastrophes économiques, sociales et environnementales découlent de processus sans fin d’incompréhension et de cupidité. On peut se sentir découragé et impuissant face à une telle situation. Qu’en pensez-vous ?
Pour vraiment simplifier, je dirais personnellement deux choses : la première est que nous devons comprendre que toutes ces expériences de confusion, de violence physique et mentale peuvent s’épuiser et disparaître. C’est fondamental et nous devons comprendre cela – que ces expériences douloureuses sont par nature transitoires, et par le simple fait qu’elles apparaissent, elles seront amenées à s’épuiser et disparaître.
Ensuite, nous savons que la compassion n’a pas vraiment besoin d’apprentissage, d’éducation, de réflexion pour apparaître. Elle n’a pas de début. Elle survient spontanément parce qu’elle est innée, naturelle et que le potentiel est là. Les gestes bienveillants qui nous font prendre soin des autres viennent automatiquement.
Tandis que la confusion a un commencement, souvent un commencement conceptuel. Dans les textes, le premier concept est de penser qu’il y a un « moi », un « je » qui est à l’œuvre. Et une fois que nous donnons de la force à cette idée, tout le reste suit et ajoute à la confusion. Mais la confusion peut avoir une fin car, à partir du moment où je me relie à la compassion, cette idée d’un « moi » s’en va purement et simplement. Nous devons avoir confiance en la possibilité d’une cessation de la confusion.
À un niveau pratique, les bodhisattvas[2] ont une capacité si grande et si large de comprendre, qu’ils peuvent regarder le chaos directement et voir que ce chaos (devant eux) est l’expression d’une bienveillance. Ça n’a pas de sens bien sûr. On pensera : « Pourquoi déclarer une guerre au lieu d’être simplement bienveillant, provoquer des famines et toutes ces horreurs inimaginables ? » Ces expressions de la confusion sont-elles un signe de bienveillance ? Ce n’est pas logique. Mais un bodhisattva est capable de voir directement les causes de la confusion et voir que ces actions d’une horreur indescriptible ont pour point de départ une chose dont on veut prendre soin ! Pour un chef de famille, un chef de village, le maire d’une ville ou le chef d’un pays, cela commence initialement par l’intention de vouloir prendre soin de sa communauté, une bonne volonté. Mais… pour le formuler ainsi… il y a en même temps un manque de moyens et de connaissance des outils adéquats qui fait que cela se termine dans le chaos.
Le bodhisattva est quelqu’un de très courageux pour être capable de voir les intentions positives au travers du chaos, et ainsi être capable de ressentir de la compassion pour tous les individus, sans considération des actes commis.
Par exemple, le Bouddha avait Devadatta, un cousin qui causait beaucoup de tort à la communauté à travers le pays. Toutefois, le Bouddha ne demanda jamais de faire quoi que ce soit à son encontre et sa compassion à l’égard de son cousin s’accrut encore et encore. Cela dépasse la logique première et c’est au-delà de notre compréhension habituelle.
Voilà ce que cela nous dit : « Permettons à la bienveillance d’être dans notre vie. Nous pouvons être sûrs et confiants que les désordres viendront à disparaître pour la bonne raison qu’il existe une cause tangible à leur disparition : la compassion. »
Même si nous sommes affectés par des situations chaotiques, nous ne pouvons pas vraiment suivre le mouvement. Rappelons-nous : « Tout commence avec de bonnes intentions », cela peut nous permettre de ne pas céder complètement à des émotions qui ne feraient qu’envenimer les situations dans une réaction en chaîne.
« La compassion est le résultat naturel d’une profonde compréhension. Il ne s’agit pas d’un ingrédient à rajouter. Elle résulte simplement de l’intégration personnelle du sens de notre condition humaine » Lama Jigmé Rinpoché
Des pratiquants bouddhistes s’interrogent souvent sur l’expérience qu’ils feront après la mort quand l’esprit sera séparé du corps. On entend parler de Terres pures, Tushita, Dewatchen, de différents types d’enfer décrivant une vaste cosmogonie qui prend place dans un champ d’expansion où, par exemple, les souhaits particulièrement puissants du Bouddha Amithaba (Amida) ont développé la Terre pure de Dewatchen. Y a-t-il un point de vue sur ce sujet qui puisse nous aider au quotidien ?
(Karmapa marque un temps de vingt secondes de silence avant de répondre – ndlr)
L’idée d’une Terre pure ou d’une Terre impure, pour le dire ainsi, est tout autant ou tout aussi peu conceptuelle que l’expérience complète que nous vivons à cet instant même. Si nous considérons cette expérience du moment présent comme la réalité, alors l’expérience de la mort tout comme celle de l’après-vie sont tout autant réelles. Cela fonctionne comme une balance équilibrée, juste. Par exemple, si on exprime de la compassion, alors le résultat correspondant s’établit immédiatement : une paix, quelque chose d’agréable et de plaisant. De la même manière, si on exprime des émotions « perturbatrices » telles que la colère, l’aversion, l’attachement, la jalousie, etc., alors immédiatement ou après un certain temps, qui dépend de la force de l’émotion, le résultat correspondra à des expériences perturbantes.
Qu’est-ce qu’une Terre pure finalement ? C’est un état de pureté, de clarté. Une Terre impure, que vous l’appeliez enfer ou autre, est basiquement un état de confusion et de tourment. C’est pourquoi, plus vous pensez que de telles choses sont réelles, plus elles arrivent en correspondance exacte. Et il n’est pas nécessaire d’attendre la fin de notre vie physique pour cela, nous pouvons l’expérimenter à l’instant et ici même. Imaginez que vous vous trouviez dans un lieu de vacances magnifique ou chez vous dans les meilleures circonstances extérieures qui puissent exister. Si, à ce moment, vous êtes pris dans le tourbillon et consumé par des émotions, alors, quelles que soient les conditions extérieures idéales, cet état peut résulter en une expérience parfois presque aussi mauvaise que l’expérience de l’enfer.
La chose à souligner est qu’au niveau relatif, l’expérience présente est réelle et que si elle ne s’accompagne pas d’une ligne de conduite éthique ou de l’exercice de la compassion, elle laisse libre cours à des émotions perturbatrices. Ces dernières peuvent s’accumuler jusqu’au point où l’expérience qui viendra juste après sera un état de trouble total, de complète anxiété que nous décrivons comme l’enfer.
Il y a des descriptions des Terres pures qui définissent leurs différents aspects, qu’on dit paradisiaques, mais au final tout est déjà là. Aussi longtemps qu’elles contiennent et correspondent à ce que nous sommes, alors les Terres pures sont juste ici. Même à la fin de notre vie, lorsque notre corps renonce, notre état d’esprit reste le même ; et c’est pourquoi nous voyons beaucoup de gens qui traversent en toute douceur ce départ du monde physique grâce à un état de l’esprit si clair qu’ils comprennent cela. C’est mon sentiment.
Ainsi que vous l’avez raconté dans différents écrits, vous avez eu une enfance pleine d’amour et de bienveillance, laquelle permet à un enfant de se construire solidement. La notion de famille a beaucoup évolué en l’espace d’un siècle. Y a-t-il une différence entre l’Occident et l’Orient ?
À travers ce que j’ai entendu, lu et compris des rencontres avec mes étudiants où ils ont partagé l’expérience de leur relation avec leurs parents, particulièrement ici en Occident mais aussi en Orient, j’ai eu un aperçu de ce qui peut être un challenge pour certains.
Je mesure le bénéfice d’avoir une communauté que nous appelons une famille. Si elle s’enracine avec bienveillance, avec une approche équilibrée et sage, tous les aspects positifs de la situation vont émerger. S’il y a un manque de sagesse, la situation pourra devenir un piège et soulever beaucoup d’émotions. Ce n’est pas une affaire occidentale ou orientale, de Nord ou de Sud. La famille est la forme la plus naturelle et la plus ancienne de communauté dans l’histoire de l’humanité. C’est une fondation qui existe depuis des siècles, des millénaires, depuis l’origine de l’homme sur cette terre. La seule différence que nous voyons apparaître au niveau de la famille à l’heure actuelle est, selon moi, le résultat de la modernité. L’Occident moderne et l’Orient moderne sont peut-être étrangers l’un à l’autre mais la modernité est vraiment la grande inconnue que nous essayons de comprendre, et dont nous essayons d’adapter les valeurs dans une interaction qui soit saine et juste. Les idées et les théories contemporaines, aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest, les styles de vie d’une société orientée vers la productivité et la consommation produisent un effet sur les valeurs que nous avons toujours eues à l’intérieur de cette communauté de base qu’est la famille : ainsi nous allons, par réflexe, vers les choses qui nous semblent nouvelles, fraîches (et c’est une réaction normale) mais ceci a pour résultat de nous faire perdre de vue le sens, les bases premières de la communauté familiale. Ce sont des fonctionnements assez peu analysés et réfléchis et qui sont assez organiques d’une certaine façon.
Nous devons probablement investir plus de temps pour comprendre ce que cette modernité signifie pour nous. En fait, cultiver la bienveillance et la sagesse selon les enseignements du Bouddha Gautama nous donne tellement de temps ! Nous fabriquons le temps, nous nous donnons de l’espace. En méditant cinq minutes par jour, les économistes, les politiciens, les scientifiques, les médecins et les autres peuvent se donner le temps de réfléchir sur les sujets de manière adéquate. Nous pouvons comprendre ce qu’était notre passé et, sans vouloir un retour en arrière, construire une approche saine de la modernité. Et après les choses pourront commencer à s’ajuster ensemble et se compléter.
« Parmi toutes les choses sur lesquelles on peut compter, le Dharma du Bouddha, si vous êtes bouddhiste, est celle sur laquelle on peut complètement s’appuyer car il présente toujours la vérité des faits. La dévotion avec laquelle je le pratique et le partage que je fais de sa compréhension restent inchangés. Certains ont peur que ma vie maritale me laisse moins disponible pour cela, mais ma femme a grandi dans une famille et une culture bouddhistes et nous savons tous les deux à quel point le Dharma du Bouddha est précieux. Mes responsabilités sont très proches de son cœur et il n’y a pas de séparation. »
Pour en savoir plus :
La base de données biographique et multimédia de Thule G. Jug : https://www.karmapa-news.org/
↑ (*) Note de la rédaction : Deux Karmapas ont été reconnus : le Karmapa Trinley Thayé Dordjé par Kunzig Shamar Rinpoché, et le Karmapa Orgyen Trinley Dorjé par Taï Sitou Rinpoché. Cette double reconnaissance soulevant encore beaucoup d’émotion et de controverse, la rédaction du magazine s’engage à publier dès que possible une interview de Sa Sainteté le 17ème Karmapa Karmapa Orgyen Trinley Dorjé.
↑ [1] Une forme mondaine désigne ici une forme très classique de comportement gouverné par l’espoir et la peur, les notions de gain et de perte orientées vers des objets matériels, conceptuels ou idéologiques.
↑ [2] Bodhisattva : littéralement, « être d’Éveil » qui s’engage à agir pour aider l’ensemble des êtres à atteindre l’Éveil.
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°5 (Hiver 2018)