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Au-delà de la liberté et du déterminisme

Entretien réalisé par Philippe Judenne. 


Nâgârjurna pourrait être enseigné bientôt à l’école1. Pensez-vous que quelque chose de nouveau peut se passer pour les élèves ? Pensez-vous que cette nouveauté importera pour les professeurs ? 

Cela est-il pour vous une avancée ? 

 

Françoise Dastur : Oui sans conteste ! J’avais été parmi les premiers à signer en septembre dernier la pétition rédigée par Jean-Michel Lespade, Inspecteur d’académie en philosophie, demandant l’élargissement du corpus des auteurs étudiés en terminale en direction d’autres traditions que la tradition gréco-latine et chrétienne. Il est urgent à mon sens, à l’heure de la « mondialisation », de reconnaître que la pensée n’est pas l’apanage de la seule civilisation européenne et de faire leur place à d’autres conceptions du rapport de l’homme à l’univers que celles qui sont à l’origine de notre propre mode de pensée. Je me réjouis de voir que les œuvres de quatre penseurs, respectivement chinois, indien, persan et juif, pourront, à égalité avec celles de Platon, Sénèque, Descartes, Hume ou Kant, être étudiées dans les classes de terminale. C’est là une première et encore timide avancée, car on pourrait citer bien d’autres noms de penseurs fondamentaux issus des traditions non européennes. Pour ma part, j’y aurais volontiers ajouté, à côté de celui de Lao-Tseu, ceux de deux penseurs perses, Sohrawardî (xiie siècle) et Molla Sadra (xvie - xviie siècles), et surtout celui de Dôgen, penseur bouddhiste japonais du xiiie siècle, dont l’importance est presque égale à celle de Nâgârjuna, qui est lui-même un des deux penseurs fondamentaux de l’Inde avec Adi Shankara, le penseur de la non-dualité, qui vécut au viiie siècle. En ce qui concerne en particulier Nâgârjuna, l’étude d’extraits des Stances du Milieu constituerait une excellente introduction au bouddhisme, dont il faut souligner que plus encore qu’une religion, il est une école de pensée dont l’apport permet une mise en question fondamentale de la métaphysique occidentale, ce que j’ai tenté brièvement de montrer dans mon dernier livre2


La philosophie bouddhiste, qui n’est pas théiste, a fondé une approche de la perception et de la compréhension du monde au plus près des choses telles qu’elles sont. Comment de telles approches, comme celle du philosophe Nâgârjuna, replacent-elles la notions de déterminisme et de liberté ? 

 

Il est vrai que la pensée bouddhiste se caractérise par une approche du monde qui repose sur l’idée d’une interdépendance de tous les phénomènes les uns par rapport aux autres, au contraire de la pensée occidentale qui, depuis Aristote, se fonde sur l’idée que le monde est composé d’un ensemble de substances indépendantes les unes des autres.  Il faut souligner que tout repose ici sur les deux idées maîtresses du bouddhisme que sont d’une part l’impermanence et d’autre part l’absence de soi ou de substrat permanent des phénomènes. Ce sont ces deux idées qui sont au fondement de la notion de la coproduction conditionnée (composée de pratītya, la dépendance, et de samutpāda, la production), la chaîne infinie des causes et des effets. 

Or l’idée d’une interdépendance de toutes choses constitue l’idée fondamentale de l’école de la « Voie du Milieu », le Mādhyamaka, dont Nâgârjuna, penseur du iie- iiie siècle de notre ère, n’est sans doute pas le véritable fondateur, mais celui sans conteste qui lui a donné une impulsion décisive. Or pour Nâgârjuna, l’interdépendance de toutes choses exprime leur absolue relativité, aucune chose n’ayant en elle-même une nature pouvant la définir de manière intrinsèque, mais toutes étant interdépendantes entre elles. Il n’est donc pas possible d’assigner une cause première à l’ensemble complexe d’interrelation de toutes choses. On ne peut plus même parler de dépendance d’une chose à l’égard d’une autre, puisque cette dernière n’a pas non plus d’existence intrinsèque. Dans un de ses textes, malheureusement non encore traduit en français, le Vigrahavyavartani, « Pour écarter les vaines discussions », il affirme que tous les phénomènes sont semblables à un mirage, à un songe. Ce que Nagarjuna veut montrer, c’est que la notion de vacuité, loin de s’opposer à la vérité conventionnelle selon laquelle il y a dans le monde tout un réseau de causes et d’effets, en est au contraire la base même. Et en même temps, la notion de vacuité donne la possibilité d’aller au-delà de la vérité conventionnelle. Nâgârjuna s’oppose ainsi à la distinction faite dans les écoles brahmaniques entre deux états, le samsāra, le cycle des renaissances, et la moksha ou nirvāna, la libération ou extinction qui est un état de total éveil et d’illumination. La seule différence entre eux est la manière dont chacun s’oriente par rapport à eux. Le bodhisattva, celui qui a atteint l’éveil (bodhi), ne renonce pas au monde et continue d’y être actif par compassion pour les autres. Il demeure au sein du samsāra, tout en réalisant la perfection de la sagesse et du savoir, car il ne peut y avoir de dichotomie entre l’existence et la libération puisque précisément la libération ou nirvāna n’est rien autre qu’une connaissance complète de l’existence.  

C’est à partir de là que l’on peut tenter de répondre à la question de savoir s’il y a dans le bouddhisme déterminisme ou au contraire liberté. Le déterminisme est la théorie selon laquelle la succession des événements et des phénomènes est due au principe de causalité. Il repose donc sur l’idée d’une indépendance des phénomènes les uns par rapport aux autres, ce qui constitue ce que le Bouddha nomme la « vérité conventionnelle ». Celui qui recherche l’éveil, bodhi, à savoir la libération par rapport à l’attachement au moi personnel, lequel est lui-même le produit de l’illusion, manifeste par sa seule existence la réalité de la liberté, laquelle il faut le souligner, n’existe effectivement qu’au moment présent, car le nirvāna n’est pas atteint une fois pour toutes, mais il doit être constamment renouvelé, car il ne consiste pas en une sortie définitive de la vie réelle. C’est ce qui est particulièrement bien mis en lumière dans le bouddhisme japonais, dans l’école de la méditation assise, le zazen. Il s’agit en effet, explique Dôgen, moine japonais du xiiie siècle et fondateur de l’école Sôtô, de ne pas imaginer que le nirvâna nous fait sortir du temps, car il est nécessaire pour l’atteindre de pratiquer journellement cet effort continu qu’est la méditation. Elle seule en effet maintient véritablement l’ordre entier du monde dans la mesure où tout en lui demeure dans une interdépendance absolue. 


Les Occidentaux perçoivent souvent le karma comme le destin. Pouvez-nous nous expliquer cette confusion ? 

 

À mon sens, cette confusion vient du fait que l’idée de destin est profondément ancrée dans la culture grecque et chrétienne qui est la nôtre. On sait que dans la mythologie grecque le destin correspond au mot moïra, un terme qui signifie la « part », le « lot » ou la « portion » qui échoit à chacun indépendamment de ses désirs et de sa volonté. Ce que les Grecs ont nommé hybris, démesure, c’est le fait de vouloir transgresser le destin, de vouloir plus que sa part, ce qui est puni par la vengeance divine, la némésis, qui oblige celui qui a voulu les dépasser à reconnaître ses limites. L’histoire bien connue d’Œdipe en est un exemple frappant : un oracle ayant révélé qu’il était voué à tuer son père et à épouser sa mère, ses parents décident de l’abandonner, mais en fin de compte, il accomplira son destin, tuant sans le savoir son père et épousant la femme de celui-ci, qui n’est autre que sa mère. Le Destin apparaît ainsi comme une puissance inexorable, les lois du destin étant écrites de toute éternité. 

On retrouve la même idée dans le monothéisme, car le Dieu unique qu’il reconnaît est conçu comme omniscient et omnipotent, de sorte qu’il sait par avance tout ce qui arrivera, rien ne pouvant se produire dans le monde indépendamment de sa volonté. Il est vrai qu’il s’agit, aussi bien dans le judaïsme que dans le christianisme ou l’islam, de concilier la prescience de Dieu avec la liberté humaine, car Dieu a créé l’homme libre et donc responsable de ses actes. Cette conciliation entre la prescience de Dieu et la liberté humaine demeure cependant un problème théologique bien difficile à résoudre. C’est ce qui explique qu’on puisse trouver, en particulier dans le calvinisme, l’idée de « prédestination », selon laquelle Dieu aurait choisi de toute éternité ceux qui auront droit à la vie éternelle et ceux qui seront damnés.  

Il n’en va pas de même dans le bouddhisme, pas plus d’ailleurs que dans l’hindouisme, en ce qui concerne la notion de karma. Ce mot, il faut le rappeler, signifie acte, car il vient de la racine sanskrite kr, faire. Il désigne la somme des actes qu’un individu a commis et implique donc d’emblée l’idée de responsabilité. Ce n’est pas là une notion propre au bouddhisme, on la trouve en effet déjà dans l’hindouisme, car elle est liée à la croyance en la réincarnation. Les hindous croient ainsi que les actions commises par un individu dans la vie qu’il mène actuellement détermineront sa nouvelle vie à venir. C’est donc l’ensemble des actions passées qui constituent le karma. On voit donc que c’est l’individu lui-même par ses actes qui forge son destin. On ne récolte que ce que l’on a soi-même semé. Certes les vies précédentes d’un individu déterminent la vie présente qui est la sienne, mais la façon dont il agit alors déterminera la vie prochaine qui sera la sienne, de sorte qu’il peut librement infléchir dans un sens ou dans l’autre le sens de sa destinée. Dans l’hindouisme, il s’agit pour le soi individuel, l’ātman, de s’unir au Soi suprême, au Brahman, qui est l’origine de tout ce qui est et dont les dieux multiples que connaît l’hindouisme ne sont que des facettes.  

Ce qu’enseigne le Bouddha, c’est au contraire qu’il n’y a à l’origine du monde phénoménal ni Dieu créateur ni principe transcendant, les trois caractéristiques fondamentales de l’existence étant l’anâtman, l’absence de soi ou d’âme, l’anitya, l’impermanence, tout étant en changement constant, et le duhkha, l’insatisfaction, l’impossibilité de parvenir à un état de satisfaction ultime et définitive. Les bouddhistes croient cependant en la transmigration, au cycle des renaissances, au samsâra, c’est-à-dire l’ensemble (sam) de ce qui circule ou coule (sar), mais pas à la renaissance de cette entité permanente que les hindous nomment l’ātman, le processus de la transmigration étant pour eux semblable à l’écoulement de l’eau toujours changeante d’une rivière.  

Dans le bouddhisme, on ne peut donc pas parler, comme on le fait souvent, de « mon » karma, car ce qui renaît, ce n’est pas, comme dans l’hindouisme, le même soi, il s’agit là d’un processus impersonnel, c’est-à-dire de la somme des actions bonnes ou mauvaises qui ont été commises dans les vies successives qui forment le cycle des morts et des renaissances. On voit clairement par là qu’il ne s’agit pas d’un destin prédéterminé, puisqu’il revient à chacun, dans la vie présente qui est la sienne, d’infléchir dans un sens ou dans un autre l’orientation de ses propres actions. Il ne doit donc pas conduire au fatalisme. Il est plutôt comparable à un héritage qu’il s’agit pour chacun d’accepter et de faire fructifier.  

 

Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°11 (Automne 2019)

 

 

Françoise Dastur, professeur honoraire de philosophie, a enseigné dans les universités de Paris-I, Paris-XII et Nice-Sophia Antipolis et en tant que professeur invité dans de nombreuses universités étrangères. Elle a publié de très nombreux articles en français, allemand et anglais et est l’auteur d’une vingtaine de livres. Elle répond à nos questions depuis sa terre ardéchoise. 

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