Se soigner par le yoga
Une rencontre avec Stéphane Haskell
Propos recueillis par Marie-Christine Peixoto
Une très sévère pathologie dans le bas du dos vous laisse, après plusieurs opérations, perclus de douleur et réussissant péniblement à marcher. Vous êtes « coupé en deux » selon vos propres mots1. Que vous a apporté le yoga à ce moment-là ?
Je ne connaissais pas encore le yoga. Le yoga est arrivé deux années après mes opérations chirurgicales, deux années de rééducation classique. Après plusieurs mois dans un centre en Normandie, ma rééducation stagnait, je ne faisais plus de progrès et je prenais surtout beaucoup de médicaments antidouleur. Je me suis dit que j’allais vivre le restant de ma vie avec des douleurs chroniques, mais le plus intolérable restait ma perte de mobilité. J’en suis arrivé à un stade où les antidouleurs ne servaient plus à rien et mon corps était saturé de médicaments au niveau du foie et des reins. C’est à ce moment-là j’ai rencontré Thérèse Poulsen, celle qui deviendrait mon professeur de yoga et qui m’a dit : « Tu peux t’en sortir, mais ça va te sembler pénible, et long, ça va prendre trois ans. » C’était la première fois que j’entendais de tels propos dans mon parcours de soins. J’ai donc débuté en étant allongé — c’est la seule position que mon corps me permettait de faire — tout en faisant des respirations (prana2) et des visualisations. J’ai commencé par un apprentissage psychique et émotionnel avant de passer à un apprentissage physique. Dans la maison du yoga Iyengar à Paris, j’ai fait de la rééducation pure avec des séquences de postures de yoga qui étaient adaptées à chaque élève (poliomyélite, cancer, etc.). Il m’était impossible de pratiquer comme dans un cours normal de yoga qui dure une heure et demie. Un faux pas pouvait me renvoyer à l’hôpital, il fallait être vigilant. Deux professeurs me guidaient tout du long et utilisaient tous les supports qu’a introduit Iyengar — les briques, les sangles, les couvertures, etc. Au bout de cinq ans, cet accompagnement m’a permis d’aller pratiquer dans un cours public, tout seul.
La pratique du yoga développe notre intelligence du corps pour accéder à notre intelligence émotionnelle et à notre vie intérieure.
Le yoga Iyengar est un yoga postural, d’équilibre, qui est ouvert à tous les publics. Quels ont été les bénéfices pour vous ?
Avec la pratique des postures d’équilibre (asanas) que le professeur nous indique, il y a bien sûr un progrès physique. Lorsqu’on commence à pratiquer, on découvre son corps à nouveau. Nous faisons toutes ces postures d’une manière consciente à travers le souffle, sur l’inspir et l’expir. Pendant ce temps-là, l’activité mentale a peu de temps pour s’infiltrer et reprendre sa place habituelle puisque nous mobilisons notre attention dans la posture physique. En temps « normal », nous sommes en permanence hyperactifs dans le mental et coincés dans notre respiration. La pratique du yoga développe notre intelligence du corps pour accéder à notre intelligence émotionnelle et à notre vie intérieure. On apprend par le souffle à calmer les fluctuations du mental, à passer par le corps pour apaiser le mental. C’est tout du moins comme ça que je l’ai vécu : ce sont les étapes à travers lesquelles mon enseignante m’a guidé.
Le corps est toujours plus intelligent que notre mental qui se raconte des histoires ; le corps ne ment pas. Il faut repartir à son écoute car, chemin faisant, on a une forte tendance à l’oublier. La plupart d’entre nous trimballent leur corps en étant sans cesse dans la tête. La clef se trouve juste là, au niveau du diaphragme — c’est le lien entre la partie basse et la partie haute du corps. Apprendre à respirer, irriguer ce corps de haut en bas, en permanence, a pour conséquence de faire de nous des êtres plus calmes ; en fin de journée, nous ne sommes pas en apnée. Dès qu’on est en apnée, le mental s’emballe et dès lors qu’on respire bien, le mental se calme : c’est aussi simple que cela. Simple, mais cela s’apprend par la répétition.
Mon maître de yoga me disait : « Je préfère que tu pratiques tous les jours 10 à 20 minutes, plutôt que d’aller faire un cours de 2 heures d’un seul coup. » Et, comme j’avais mal et que je suis extrêmement paresseux, j’avais volontairement installé mon tapis de yoga en descente de lit, pour avoir mauvaise conscience… Et maintenant, j’en fais tous les matins, 10 à 20 minutes.
Vous parlez de « travailler l’émotionnel avec le yoga », avez-vous un exemple à nous donner ?
C’est très simple, c’est technique : le yoga a un effet direct sur le système parasympathique, qui appartient au système nerveux. Quand on fait certaines postures, on se sent relaxé, l’effet se produit sur l’ensemble du système émotionnel. Quand on sort d’une pratique de yoga, on en ressent les effets sur trois jours : voilà ce qui a été observé et conclu par des recherches scientifiques. J’ai rencontré des scientifiques de la Harvard Medical School : ils ont analysé que le yoga régénérait des cellules saines, mais aussi le système lymphatique, auto-immun. Et en effet, lorsqu’on dort mieux dans la nuit qui suit un cours de yoga, on passe une meilleure journée le lendemain, et ainsi de suite : ça a un effet immédiat. Dans l’une des séquences filmées de mon film en prison, l’un des détenus raconte qu’il fait de l’asthme et que depuis qu’il pratique il ne s’est plus servi de son inhalateur. Dans ma propre expérience, je vois jusqu’où le yoga m’a amené, au-delà des progrès physiques. Peu importe ce que l’on dit à propos de la pratique, quelque chose se passe, c’est indéniable.
« Le yoga nous apprend à soigner ce qui ne doit pas être enduré et à endurer ce qui ne peut pas être soigné » B.K.S. Iyengar
Pour progresser au début, y a-t-il des choses sur lesquelles il faut lâcher prise ?
Le plus intéressant à lâcher, je pense, ce sont les idées reçues depuis l’enfance, liées à notre éducation. Le yoga met au défi, par le biais de la posture, toutes les formes émotives que nous avons, que nous trimballons depuis notre enfance et qui nous marquent toute notre vie. Les traumatismes, l’estime de soi, l’éducation, la compétition qu’on apprend à l’école s’inscrivent dans le corps. « Le yoga nous apprend à soigner ce qui ne doit pas être enduré et à endurer ce qui ne peut pas être soigné », disait B.K.S. Iyengar. Il y a cette voie du milieu dans le yoga : « Ne pas être une victime, ni un super-héros », c’est ce que m’avait confié un jour une professeure de yoga, rencontrée à Los Angeles, atteinte du sida dans les années 1980. Et d’ajouter ceci, que je trouve très beau : « Les écoles, les universités nous apprennent à gagner notre vie. Le yoga nous apprend à la construire. »
Le yoga peut-il aider les jeunes personnes, les enfants ?
Je pense qu’on devrait le trouver au programme des écoles. J’ai eu l’occasion de rencontrer beaucoup d’enfants dans divers pays qui faisaient du yoga. À Gardanne, près d’Aix-en-Provence, nous avons filmé dans un environnement social et scolaire très difficile, marqué par le chômage, la drogue, et où des enfants pouvaient avoir des dyslexies ou des dysgraphies. Quand on observe les progrès qu’ils font après quelques cours de yoga, c’est impressionnant. Le yoga amène la communauté, la solidarité entre les gens : en se reconnectant à notre être intérieur, nous faisons la paix avec nous-mêmes — nous faisons donc la paix avec les autres. Quand on se fait du bien, on est plus « cool » avec l’autre, tout simplement, et c’est ce que disent les enfants : « Avant quand tu m’agressais, je ripostais. Depuis que je fais du yoga, je laisse couler. »
On retrouve exactement la même chose dans les prisons. En quelques mots, tout est dit : un homme costaud, tatoué, dans un environnement hostile, est capable de déclarer face à la caméra que le yoga a fait de lui un agneau… Ce qu’on ne voit pas à l’image, pendant ce cours de yoga, c’est qu’au-dessus de sa tête les insultes pleuvent, venant d’autres détenus. C’est impressionnant. Il y a des similitudes avec les enfants — une fois qu’ils y sont, ils y sont vraiment. Le yoga amène cet ancrage et cette ouverture à la vie.
Dans votre documentaire, une femme juive raconte comment la pratique du yoga a été incorporée dans sa communauté ultra-orthodoxe. Comment expliquez-vous cela ?
Rachel Kolberg a commencé à pratiquer le yoga prénatal alors qu’elle était enceinte, sur une suggestion de son mari Abraham. Constatant le changement chez sa femme, il finit par s’y mettre lui aussi — le yoga fonctionne comme cela, classiquement — et c’est comme ça qu’ils ont commencé à recevoir des enseignements et à étudier la philosophie du yoga et ses fondamentaux, ce qui leur a donné un nouveau goût pour leur spiritualité. Comme le dit le Dalaï-Lama, on ne va pas changer de religion, ça ne sert à rien ! Mais la spiritualité elle, est bien universelle. Ce qui est intéressant, c’est que la pratique du yoga a changé leur approche de leur propre religion. Le yoga s’est infiltré par la petite porte dans ce contexte ultra-orthodoxe et rigide, il y a apporté de la souplesse.
Nous sommes portés sur le divertissement, nous sommes paresseux, et toujours preneurs d’un retour sur investissement rapide : est-ce une overdose de la souffrance qui amène les gens à pratiquer le yoga ?
Je n’ai pas les statistiques en tête, mais les premières motivations qui conduisent à la pratique yoga sont le stress et le mal de dos, rarement autre chose. C’est la souffrance qui nous amène au yoga. En Inde, c’est bien différent : je me souviens d’être monté dans un tuk-tuk à Mysore, et d’avoir demandé après un temps au conducteur : « Toi, est-ce que tu fais du yoga » ? Tout en conduisant, il a ri, et m’a répondu : « Là, tu vois, je suis en train de faire du yoga ! » Voilà ce qu’on ne comprend pas ici ! Mon maître me disait : « Ta pratique du yoga commence quand tu sors de l’ashram. Ce que je te donne, ce sont des outils. Ta vraie pratique est à Paris, quand tu rentres ». Les asanas sur le tapis ne représentent peut-être que 10 % de la pratique du yoga — c’est déjà beaucoup de temps et c’est physique, mais le yoga est beaucoup plus large que cela. C’est un art de vivre, c’est quand on prend le métro, lorsqu’on s’adresse à quelqu’un. C’est en situation, comme pour la méditation. Si on médite uniquement pour « calmer la petite bête » et qu’on s’énerve quelques instants après à la boulangerie en attendant pour un pain au chocolat, ça ne sert à rien. J’ai mis du temps à comprendre ce que mon maître me disait : il faut s’exercer et adapter les outils qu’elle m’a donnés au-delà des asanas : dans les fondamentaux (ou pétales) du yoga3, il y a toute une progression, et notamment, dharana et dhyana, la concentration et la méditation. C’est cela le yoga.
Et que voit le grand public ?
Il y a aujourd’hui une conception du yoga-performance qui s’étale sur papier glacé, dans les magazines, avec des mannequins dotés d’une plastique parfaite avec le petit orteil derrière la tête, qui ont à peine 200 cents heures de yoga à leur actif. Non, ce n’est pas ça ! Parfois, moi, je mets les pieds 10 minutes contre le mur, les bras en croix, avec un support, pour ouvrir la cage thoracique, la colonne, je fais des respirations que mon maître m’a apprises. C’est ça, le yoga. C’est là qu’il y a un malentendu. Un de mes amis me disait récemment : « C’est super, merci pour ton film, je vais peut-être me mettre au yoga ! Mais bon ça me fait un peu peur de faire des backbends (flexions arrière pouvant être intenses), je vais me faire mal. » Ce n’est pas ça le yoga ! Je le dis humblement, nous y allons tous avec notre baromètre d’ego, parce que quand on arrive dans un cours, on a envie de faire comme le voisin. J’en ai moi-même déjà fait l’expérience en cours, en voulant impressionner avec des postures plus avancées et… je me suis ramassé, c’était bien fait pour moi (rires) !
Et puis, finalement, on apprend que c’est le chemin qui est important. Le fait qu’aujourd’hui je puisse faire certaines postures, c’est complètement fou ; mais j’ai compris, à un moment donné, que mon but ce n’était pas cela. Le yoga est donc un excellent baromètre, plus visible selon moi que la méditation — et pourtant j’adore la méditation. Le corps a besoin d’espace, ce que d’après moi ne donne pas la méditation : on est « tassés », assis, parfois longtemps, là où le yoga ouvre tout… Quand j’ai commencé à étudier le yoga de façon anatomique, j’ai compris que certaines postures avaient de l’effet sur certains organes : quand je suis fatigué, je sais que je vais faire telle ou telle posture qui va me donner de l’énergie ; si je suis stressé le soir et que je n’arrive pas à dormir, je vais en faire une autre. C’est un outil incroyable !
Quelle est la dimension universelle du yoga ?
Je dirais que c’est l’outil moderne de libération personnelle le plus étonnant et moderne que je connaisse. Même les Indiens le disent : le yoga s’adapte aux cultures. Ce qui est bien normal, car nous n’avons pas les mêmes corps, le même climat, etc. Le plus bel exemple du film est cette professeure new-yorkaise avec les enfants Massaï : à un moment donné, elle ouvre les bras et dit « Maintenant on va prendre l’arc, on va tirer sur le lion » ; en fait, ils font une posture traditionnelle du yoga : la posture du guerrier. Elle a simplement adapté la narration, le conte, localement. Iyengar le disait lui-même : il n’enseignait pas de la même façon au Français et aux Russes. Les postures gardent le même nom, les séquences sont les mêmes mais la manière de rester dans la posture diffère : il y a des corps plus petits, plus grands, etc. En Afrique ils ont intégré leurs danses et leur musique, voilà ! C’est très bien comme ça. S’ils ne l’avaient pas fait, ça n’aurait pas marché comme ça. C’est la magie du yoga.
Je me dis que si cette pratique, qui a évolué au fil des siècles, est parmi nous aujourd’hui, c’est qu’elle est en train de s’intégrer dans nos cultures modernes. Je ne pense pas qu’il y ait juste un effet « mode ». Et quand bien même il y aurait un effet mode, c’est tant mieux. Nous sommes 300 millions à le pratiquer dans le monde aujourd’hui, et ça va continuer.
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Pour en savoir plus :
B.K.S. Iyengar interviewé par ses élèves occidentaux (sous-titré en anglais) :https://youtu.be/UCjEyjXO_Xw
Association « Prison Yoga Project » (États-Unis) : https://prisonyoga.org/
Cet article est paru dans Sagesses Bouddhistes n°10 (Eté 2019)
À 40 ans, le photographe reporter Stéphane Haskell est victime d’une maladie fulgurante et se retrouve paralysé. Alors que la médecine le condamne au handicap à vie, le yoga du maître indien B.K.S. Iyengar lui ouvre un chemin vers la guérison.